Le 18 octobre 2014, par Geneviève Koubi,
Certains arrêts du Conseil d’État font l’objet de communiqués par les ministères. Ils suscitent aussi des réactions spécifiques dans les cénacles des juristes.
Dans ce dernier cadre, si l’accent « doctrinal » peut être mis sur un point particulier, d’autres points peuvent tout autant retenir l’attention. La diversité des lectures possibles d’un arrêt avait déjà été signifiée sur ce site sous la forme d’un "exercice" proposé aux étudiants à propos de la décision du Conseil d’État du 11 avril 2012, GISTI et FAPIL, req. n° 322326.
Cependant, pour les étudiant-e-s, comme les sites et blogs juridiques qui se préoccupaient de ces thèmes se sont coulés dans d’autres formats (Facebook [1], Twitter [2].) et comme les revues juridiques ne sont pas nécessairement accessibles ’gratuitement’ - sinon par les interfaces ’bibliothécaires’ -, Droit cri-TIC viendrait ici leur livrer quelques aperçus...
… sur la décision du Conseil d’Etat du 15 octobre 2014, Confédération nationale des associations familiales catholiques, req. n° 369965, qui introduit des interrogations de même type.
.
Avant de se pencher sur l’arrêt lui-même, objet de ce billet, il est intéressant de relever qu’il a fait immédiatement l’objet d’un communiqué du ministère de l’éducation. Dans ce communiqué, la ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche « prend acte de cette décision d’annulation fondée essentiellement sur l’absence de mention sur le site internet de la ligne Azur du caractère illégal de certaines pratiques figurant encore début 2013 sur ce site, sans pour autant qu’il puisse en être déduit qu’il ait entendu faire preuve de complaisance à leur égard. Le Conseil d’État a ainsi considéré que du fait de cette absence, la décision du ministre de relayer la campagne d’information sur la ligne d’écoute portait atteinte au principe de neutralité du service public de l’éducation nationale. »
Effectivement, telle est la solution retenue par le Conseil d’État dans sa décision du 15 octobre 2014, Confédération nationale des associations familiales catholiques, req. n° 369965... qui a enclenché de nombreuses réactions [3].
.
Le communiqué du Conseil d’État du 15 octobre 2014 concernant cette décision permet de situer le terrain à partir duquel ses différentes analyses pourraient être conduites.
a/. En premier lieu, concernant l’acte attaqué : il est formé par une décision du 4 janvier 2013 par laquelle le ministre de l’éducation nationale a invité l’ensemble des recteurs de France à « relayer avec la plus grande énergie la campagne de communication relative à la ligne azur, ligne d’écoute pour les jeunes en questionnement à l’égard de leur orientation ou leur identité sexuelle » [4].
Il s’agit d’une lettre du ministre de l’éducation nationale adressée aux recteurs d’académie relative à la mise en place d’une campagne nationale d’information sur les discriminations en milieu scolaire. Il est ainsi signalé que « cette campagne concernait notamment la lutte contre les discriminations fondées sur l’orientation sexuelle dans les établissements d’enseignement secondaire. Le ministre demandait, en particulier, aux recteurs de diffuser dans les établissements des affiches et des tracts invitant les élèves à consulter le site internet de la Ligne azur et à utiliser sa ligne d’écoute téléphonique pour obtenir des informations sur les questions relatives à l’orientation sexuelle [5]. La Ligne Azur se présente en effet comme un service d’écoute par téléphone et par internet ouvert « à toute personne qui s’interroge sur son orientation ou son identité sexuelle, à son entourage ainsi qu’aux membres de la communauté éducative » [6].
La qualité juridique de la lettre devait être étudiée. Le ministre de l’éducation nationale avançait comme argument qu’elle n’avait « qu’un caractère confirmatif » dans la mesure où la campagne d’information avait déjà eu lieu dans les établissements scolaires les années précédentes ; en même temps, il signifiait qu’elle n’était qu’un « simple document préparatoire » à une autre lettre postérieure, en date du 25 avril 2013, qui lançait formellement la campagne d’information de "Ligne Azur". Il estimait de plus que l’une comme l’autre ne contenaient pas de « dispositions impératives à caractère général ». Le Conseil d’État ne retient pas ce raisonnement. Il affirme « qu’il ressort des termes mêmes de la lettre attaquée que celle-ci contient des dispositions impératives à caractère général, lesquelles sont susceptibles de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir » [7].
Ce pourrait donc être un des points à soulever pour un commentaire.
b/. En un deuxième temps, concernant le site-support de l’information : pour une fois, le contenu général d’un site internet auquel renvoie un discours officiel fait l’objet d’un examen approfondi qui dépasse le seul thème justifiant sa signalisation, son utilisation ou la convention [8]. Le Conseil d’Etat oblige les ministres, à l’occasion de cette décision du 15 octobre 2014, à vérifier l’ensemble des informations diffusées par un site internet alimenté par une association à laquelle il confie certaines actions.
En l’espèce, le Conseil d’État estime qu’il incombait au ministre de l’éducation nationale, « avant de lancer une campagne d’information telle que celle en cause, de s’assurer que les éléments diffusés par le dispositif auquel il avait recours respectaient les principes rappelés au point 7 [9]. Or, il se trouve que « le site internet de Ligne Azur présentait, l’usage de drogues comme susceptible de "faire tomber les inhibitions" et comme "purement’’ associé à des moments festifs" sans mentionner l’illégalité de cette pratique, et définissait la pédophilie comme une "attirance sexuelle pour les enfants", sans faire état du caractère pénalement répréhensible des atteintes ou agressions sexuelles sur mineurs ; qu’il renvoyait, en outre, à une brochure intitulée "Tomber la culotte", laquelle incitait à la pratique de l’insémination artificielle par sperme frais, interdite par l’article L. 1244-3 du code de la santé publique et l’article 511-12 du code pénal ; que même si le site internet n’avait pas entendu faire preuve de complaisance à l’égard de tels comportements, en la seule absence de mention du caractère illégal de ces pratiques, la décision du ministre d’inviter les recteurs à relayer cette campagne portait atteinte au principe de neutralité du service public de l’éducation nationale... » [10]
Si ce point apparaît plus malaisé à soulever pour un commentaire à moins de le traiter dans un autre champ que celui du droit administratif, il dispose de certains échos dans le champ de la science administrative...
Dans le communiqué du 15 octobre 2014 prenant acte de l’annulation de la lettre, le ministère de l’éducation nationale, ce qui est surtout mis en exergue est le fait que le Conseil d’État reconnaisse qu’il est « légitime pour le ministre de lancer une campagne d’information relative à la lutte contre l’homophobie en milieu scolaire, eu égard à la vulnérabilité des jeunes face aux violences homophobes et d’inviter les recteurs d’académie à favoriser l’action en milieu scolaire des associations qui luttent contre les préjugés homophobes ». Ainsi, « le travail engagé avec SIS Association, et avec les autres acteurs pour améliorer le message de prévention se poursuit avec le souci constant d’adapter l’information aux élèves à qui elle est destinée, notamment en fonction de leur âge ».
c/. Le Conseil d’État s’attache, en un troisième mouvement, à rappeler l’importance des ’dates’ : la légalité d’un acte s’apprécie en fonction des faits courants et des normes en vigueur au moment de son édiction.
Dès lors que c’est « à la date de la décision attaquée (que) s’apprécie la légalité de cette décision », comme le site internet de Ligne Azur évoquait l’usage de drogues « sans mentionner l’illégalité de cette pratique », la pédophilie « sans faire état du caractère pénalement répréhensible des atteintes ou agressions sexuelles sur mineurs », la pratique de l’insémination artificielle par sperme frais interdite par le Code de la santé publique et le Code pénal, « en la seule absence de mention du caractère illégal de ces pratiques, la décision du ministre ... portait atteinte au principe de neutralité du service public de l’éducation nationale ; que si le contenu du site internet de la Ligne Azur a été ultérieurement modifié pour faire cesser certains des manquements mentionnés ci-dessus, cette circonstance est, en tout état de cause, sans incidence sur la légalité de la décision attaquée, qui s’apprécie, ainsi qu’il a été dit plus haut, à la date de son édiction » [11].
De toute évidence, cette mise en perspective quant à la date à laquelle s’apprécie la légalité d’une décision est substantielle. Elle devrait donc être signalée. Mais, dans le même temps, une étude quant au contenu ’illicite’ d’un site internet pourrait doubler le questionnement.
.
La décision qui en découle est logique : « Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens de la requête, la Confédération nationale des associations familiales catholiques est fondée à demander l’annulation de la lettre précitée en tant qu’elle invite les recteurs à relayer la campagne de communication de la "Ligne Azur" ».
Pourtant ce type d’information demeure indispensable, ne serait qu’en retenant le fait que « dans la société française, l’intolérance envers les personnes homosexuelles, lesbiennes, bisexuelles et transidentitaires demeure largement présente. (que) Nombre de ces personnes souffrent de discrimination, de violence ou d’exclusion en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre » [12].
D’ailleurs, en soulignant les mentions de l’arrêt du Conseil d’État sur le fait « qu’apporter aux élèves de l’enseignement public une information relative à la lutte contre les discriminations fondées notamment sur l’orientation sexuelle fait partie des missions du service public de l’éducation prévues par le code de l’éducation et que pour ce faire, le ministre peut avoir recours à l’intervention d’associations spécialisées en la matière [...], la ministre tient à souligner l’importance qu’elle attache à la lutte contre l’homophobie et au-delà contre toutes les formes de discrimination en milieu scolaire. Cette lutte est et reste une priorité du ministère. Les conséquences pour les élèves de telles discriminations sont en effet très lourdes : c’est le sentiment d’isolement, de mal-être, c’est la perte de l’estime de soi, voire même des comportements suicidaires. »
.
Reste à comprendre quel est le rôle ici attribué au « principe de neutralité du service public » et au « principe de la liberté de conscience des élèves ». Ce serait sur ces points que les commentaires seraient le plus attendus.
1. Pour ce qui concerne le principe de la liberté de conscience des élèves, peu d’indications sont à retirer de l’arrêt du Conseil d’État du 15 octobre 2014, Confédération nationale des associations familiales catholiques, req. n° 369965 lui-même, il en est de même de son communiqué dans lequel le Conseil d’État, tout en reconnaissant qu’« il est, en principe, possible, pour assurer [une] information, d’avoir recours à l’intervention d’associations spécialisées » [13], reprend les termes de sa décision en rappelant que « cette information doit être adaptée aux élèves auxquels elle est destinée, notamment en fonction de leur âge ».
A moins d’assurer des combinaisons entre âge et conscience, sachant que l’enseignement doit aussi contribuer à la formation de l’esprit critique [14], doit-on comprendre que la précision relative au respect du ’principe de la liberté de conscience’ n’a été énoncée que par référence à la qualité de l’association requérante ? Était-il indispensable de le réaffirmer en telle occasion ?
2. Le principe de neutralité du service public est celui qui retiendra sans doute le plus l’attention des commentateurs.
De fait, « il convient d’observer que l’annulation de la décision ne repose pas sur le respect de la liberté de conscience des élèves, mais sur le principe de neutralité du service public » [15]
Ce principe est signalé à deux reprises dans cet arrêt du Conseil d’État du 15 octobre 2014. Une première fois au point 7 : « l’information ainsi apportée doit être adaptée aux élèves auxquels elle est destinée, notamment à leur âge, et être délivrée dans le respect du principe de neutralité du service public de l’éducation nationale et de la liberté de conscience des élèves ». Une deuxième fois, après avoir relevé certaines mentions quasi-illicites par omission dans les informations délivrées sur le site géré pour Ligne Azur, au point 8 : « la décision du ministre d’inviter les recteurs à relayer cette campagne portait atteinte au principe de neutralité du service public de l’éducation nationale ».
Comment la notion de neutralité se construit-elle en l’espèce ? Ni neutralité ’religieuse’, ni neutralité ’politique’, ni neutralité ’commerciale’ [16], s’agirait-il alors d’instiller une idée de neutralité ’associative’ ?
…
..
.
[1] La plupart des sites et blogs dits ’juridiques’ y ont ouvert un compte à l’exemple du Blog Droit administratif. Droit cri-TIC n’a pas suivi le mouvement... par principe. A noter cependant que Liberté, libertés chéries poursuit son activité sur internet...
[2] V. sur le site Chevalier des grands arrêts : « Nouvel étudiant en droit ? Qui suivre sur Twitter ? #Droit->http://chevaliersdesgrandsarrets.com/2014/08/28/twitter-droit-etudiant/
[3] V. par ailleurs, sur divers sites et blogs entre autres : « Ligne Azur : le Conseil d’Etat annule une circulaire de l’Education nationale » ; « Le Conseil d’Etat condamne la campagne ministérielle pour la ligne Azur » ; « La circulaire de l’Éducation nationale sur la Ligne Azur annulée » ; « La ligne azur n’aurait pas du entrer à l’école »...
[4] V. le document ci-joint :
.
[5] Extraits de la décision du Conseil d’État du 15 octobre 2014 à mettre en relation avec ces aperçus : « - 1. Considérant qu’il ressort des pièces du dossier que, par lettre du 4 janvier 2013, le ministre de l’éducation nationale a notamment invité les recteurs " à relayer avec la plus grande énergie, au début de l’année, la campagne de communication relative à la ’’ligne azur’’, ligne d’écoute pour les jeunes en questionnement à l’égard de leur orientation ou leur identité sexuelles " ; qu’il était demandé aux recteurs de diffuser, dans le cadre d’une campagne nationale d’information relative à la lutte contre les discriminations en milieu scolaire, et en particulier à la lutte contre l’homophobie dans les établissements d’enseignement secondaire, des affiches et des tracts portant la mention "Homo, bi, hétéro L’orientation sexuelle, ce n’est pas toujours simple. Pour en parler tu peux contacter Ligne Azur" et renvoyant à une ligne d’écoute téléphonique ainsi qu’au site internet de "Ligne Azur", lequel contient des éléments d’information sur la lutte contre l’homophobie et les discriminations fondées sur l’orientation sexuelle, des prises de position sur divers sujets relatifs à l’identité sexuelle, et des références ou liens vers d’autres sites ou des documents externes ; ...
[6] V. sur le site du ministère de l’éducation nationale : « Lutte contre l’homophobie ».
[7] CE, 15 oct. 2014, Point 5.
[8] ... vers une ’sous-traitance’, v. la perspective présentée à ce propos par R. Letteron, « Ligne Azur : Le principe de neutralité dans l’enseignement », Liberté, libertés chéries
[9] Éléments qui seront soulevés par la suite signifiant que « l’information ainsi apportée doit être adaptée aux élèves auxquels elle est destinée, notamment à leur âge, et être délivrée dans le respect du principe de neutralité du service public de l’éducation nationale et de la liberté de conscience des élèves ».
[10] Point 8.
[11] Point 8.
[12] cf. Avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) du 26 juin 2014 sur les violences et discriminations commises à raison de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre, JO 8 juillet 2014.
[13] Point 7 : « les autorités chargées du service public de l’éducation nationale doivent apporter aux élèves de l’enseignement public une information relative à la lutte contre les discriminations fondées notamment sur l’orientation sexuelle, information pour laquelle elles peuvent avoir recours à l’intervention d’associations spécialisées en la matière ».
[14] Art. L. 131-1-1 du Code de l’éducation : « Le droit de l’enfant à l’instruction a pour objet de lui garantir, d’une part, l’acquisition des instruments fondamentaux du savoir, des connaissances de base, des éléments de la culture générale et, selon les choix, de la formation professionnelle et technique et, d’autre part, l’éducation lui permettant de développer sa personnalité, son sens moral et son esprit critique, d’élever son niveau de formation initiale et continue, de s’insérer dans la vie sociale et professionnelle, de partager les valeurs de la République et d’exercer sa citoyenneté. / Cette instruction obligatoire est assurée prioritairement dans les établissements d’enseignement. »
[15] V. R. Letteron, « Ligne Azur : Le principe de neutralité dans l’enseignement », Liberté, libertés chéries.
[16] En invitant ici les étudiant-e-s à consulter les différents ouvrages de Droit du service public...