Le 31 janvier 2019, par Geneviève Koubi,
Au Journal officiel du 31 janvier 2019, un décret n° 2019-57 du 30 janvier 2019 est relatif aux modalités d’évaluation des personnes se déclarant mineures et privées temporairement ou définitivement de la protection de leur famille et autorisant la création d’un traitement de données à caractère personnel relatif à ces personnes. Son ancrage dans la loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie ne fait guère de doute.
Ce décret du 30 janvier 2019 fait donc entrer en vigueur l’article L. 611-6-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) qui en découle. Cet article L. 611-6-1 dispose : « Afin de mieux garantir la protection de l’enfance et de lutter contre l’entrée et le séjour irréguliers des étrangers en France, les empreintes digitales ainsi qu’une photographie des ressortissants étrangers se déclarant mineurs privés temporairement ou définitivement de la protection de leur famille peuvent être relevées, mémorisées et faire l’objet d’un traitement automatisé dans les conditions fixées par la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés. / Le traitement de données ne comporte pas de dispositif de reconnaissance faciale à partir de la photographie. / Les données peuvent être relevées dès que la personne se déclare mineure. La conservation des données des personnes reconnues mineures est limitée à la durée strictement nécessaire à leur prise en charge et à leur orientation, en tenant compte de leur situation personnelle. / Un décret en Conseil d’État, pris après avis publié et motivé de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, fixe les modalités d’application du présent article. Il précise la durée de conservation des données enregistrées et les conditions de leur mise à jour, les catégories de personnes pouvant y accéder ou en être destinataires ainsi que les modalités d’exercice des droits des personnes concernées. »
A propos de cet article, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) souligne, à l’occasion de l’examen du projet de décret, dans son avis n° 2018-351 du 27 novembre 2018, « que si elle a été saisie du projet de loi pour une immigration maîtrisée et un droit d’asile effectif, celui-ci ne comportait pas ledit article introduit postérieurement à son avis en date du 8 février 2018, par voie d’amendement. »
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En dépit des contestations relatives au projet de décret, le fichage des mineurs étrangers non accompagnés s’intensifie [1]. Les départements qui doivent les prendre en charge pourront, grâce aux applications que le décret du 30 janvier 2019 supposent, remettre en cause plus facilement la minorité des enfants qui sollicitent une protection.
En effet, ce décret n° 2019-57 du 30 janvier 2019 qui crée un nouvelle sous-section intitulée : « Appui à l’évaluation de la minorité », dans le Code de l’action sociale et des familles (CASF) implique la mise en place d’une phase administrative composée de l’enregistrement de données personnelles diverses prétendument nécessaires à l’évaluation de son âge [2], ce qui implique leur "fichage"...
Cette sous-section AEM est introduite par un article R. 221-15-1 qui dispose : « Le ministre de l’intérieur (direction générale des étrangers en France) est autorisé à mettre en œuvre un traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé “appui à l’évaluation de la minorité” (AEM), ayant pour finalités de mieux garantir la protection de l’enfance et de lutter contre l’entrée et le séjour irréguliers des étrangers en France et, à cet effet : 1° D’identifier, à partir de leurs empreintes digitales, les personnes se déclarant mineures et privées temporairement ou définitivement de la protection de leur famille et ainsi de lutter contre la fraude documentaire et la fraude à l’identité ; 2° De permettre une meilleure coordination des services de l’État et des services compétents en matière d’accueil et d’évaluation de la situation des personnes mentionnées au 1° ; 3° D’améliorer la fiabilité de l’évaluation et d’en raccourcir les délais ; 4° D’accélérer la prise en charge des personnes évaluées mineures ; 5° De prévenir le détournement du dispositif de protection de l’enfance par des personnes majeures ou des personnes se présentant successivement dans plusieurs départements. »
Les données enregistrées ’légalement’ sont présentées à l’art. R. 221-15-2 du CASF. Ce sont « les images numérisées du visage et des empreintes digitales de deux doigts des personnes qui se déclarent mineures et privées temporairement ou définitivement de la protection de leur famille. » Sont également « enregistrées dans ce traitement les données à caractère personnel et les informations relatives aux personnes qui se déclarent mineures et privées temporairement ou définitivement de la protection de leur famille suivantes : 1° État civil : nom, prénom(s), date et lieu de naissance, sexe, situation familiale ; 2° Nationalité ; 3° Commune de rattachement ou adresse de l’organisme d’accueil auprès duquel la personne est domiciliée ; 4° Coordonnées téléphoniques et électroniques ; 5° Langue(s) parlée(s) ; 6° Données relatives à la filiation de la personne (noms, prénoms des parents) ; 7° Références des documents d’identité et de voyage détenus et du visa d’entrée délivré ; 8° Date et conditions d’entrée en France ; 9° Conseil départemental chargé de l’évaluation ; 10° Données transmises par le conseil départemental chargé de l’évaluation : a) Numéro de procédure du service de l’aide sociale à l’enfance ; b) Date à laquelle l’évaluation de la situation de la personne a pris fin et indications des résultats de l’évaluation au regard de la minorité et de l’isolement ; c) Le cas échéant, existence d’une saisine de l’autorité judiciaire par une personne évaluée majeure et date de la mesure d’assistance éducative lorsqu’une telle mesure est prononcée ; 11° Données enregistrées par l’agent de préfecture responsable du traitement : a) Numéro de procédure attribué par le traitement AEM ; b) Date de la notification au préfet de département et, à Paris, au préfet de police de la date à laquelle l’évaluation de la situation de la personne a pris fin. » [3]
L’article R. 221-15-8 du CESEDA créé par le décret n° 2019-57 du 30 janvier 2019 prévoit que « Préalablement à la collecte de ses données, la personne mentionnée au 1° de l’article R. 221-15-1 est informée par un formulaire dédié et rédigé dans une langue qu’elle comprend ou dont il est raisonnable de supposer qu’elle la comprend ou, à défaut, sous toute autre forme orale appropriée : 1° De la nature des données à caractère personnel et informations enregistrées dans le traitement mentionné à l’article R. 221-15-1 ; 2° De l’enregistrement de ses empreintes digitales dans ce traitement ; 3° Si elle est de nationalité étrangère et évaluée majeure, du transfert des données la concernant vers le traitement prévu à l’article R. 611-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ; 4° Qu’en cas de refus de communiquer toute information utile à son identification ou de refus de communiquer ses données à caractère personnel dans le traitement mentionné à l’article R. 221-15-1, le président du conseil départemental compétent en est informé ; 5° Si elle est de nationalité étrangère et évaluée majeure, qu’elle fera l’objet d’un examen de sa situation et, le cas échéant, d’une mesure d’éloignement ; 6° Des autres informations prévues à l’article 13 du règlement (UE) 2016/679 du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE. »
La CNIL, dans son avis n° 2018-351 du 27 novembre 2018, observe que « dans la mesure où le traitement projeté s’adresse à des personnes mineures susceptibles de se trouver en situation de grande difficulté, des garanties devront être mises en œuvre afin de s’assurer du caractère effectif de l’information des personnes concernées ainsi que de la bonne compréhension, par ces dernières, des informations transmises. Elle rappelle à cet égard que l’article 12-1 du RGPD précise que la fourniture de cette information doit être fournie "d’une façon concise, transparente, compréhensible et aisément accessible, en des termes clairs et simples, en particulier pour toute information destinée spécifiquement à un enfant" ». Le formulaire, qui n’est pas décrit dans le décret, devrait alors « être explicité concernant les droits dont disposent effectivement les personnes concernées. » La CNIL prend alors « acte de l’engagement du ministère de modifier la notice explicative et de tenir compte de (ses) recommandations) ».
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Évidemment, ces insertions dans le CASF ont suscité des modifications dans la partie réglementaire du CESEDA pour ce qui concerne les traitements automatisés de données à caractère personnel permettant la gestion des dossiers des ressortissants étrangers en France tels AGDREF 2 et VISABIO. La CNIL, en son avis n° 2018-351 du 27 novembre 2018 s’attache à vérifier quelles sont les transformations de ces fichiers induites par le projet de décret. Or, ainsi que le Défenseur des droits avait eu l’occasion, lors d’une audition sur la mise à l’abri des mineurs en mars 2018, de le signifier, « le risque d’un glissement des mineurs non accompagnés de la protection de l’enfance vers le droit de l’immigration est particulièrement préoccupant. »
La CNIL remarque que les changements de finalités subséquentes « sont susceptibles d’engendrer un risque élevé pour les droits et libertés des personnes physiques et qu’ils doivent dès lors faire l’objet d’une analyse d’impact sur la protection des données à caractère personnel (AIPD). Les traitements présentant un risque élevé ayant fait l’objet d’une formalité préalable avant le 25 mai 2018 ne sont toutefois pas immédiatement soumis à la réalisation de cette analyse, à moins que les conditions de mise en œuvre de ces traitements aient fait postérieurement l’objet d’une ou plusieurs modifications substantielles. Sont ainsi concernés les traitements AGDREF 2 et VISABIO, qui sont, par nature, susceptibles d’engendrer des risques élevés pour les personnes concernées. Si une AIPD a bien été transmise à la commission concernant la modification des dispositions relatives au traitement AGDREF 2, elle estime que les modifications examinées du traitement VISABIO sont substantielles et qu’en conséquence les évolutions qui lui sont soumises nécessitent également la réalisation d’une analyse d’impact. Elle demande à ce que cette AIPD soit réalisée et lui soit, le cas échéant, transmise avant la mise en œuvre effective du traitement AEM ».
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Cependant, d’autres questions interfèrent, notamment quant à la répartition des tâches entre l’État et le département [4]. Cette répartition fait l’objet de quelques dispositions dans le CASF [5]. En effet, le décret du 30 janvier 2019 envisage les situations dans lesquelles représentant de l’État dans le département peut, sur demande du conseil départemental, apporter son concours à leurs évaluations. Elle est alors particulièrement inspectée par la CNIL qui considère que le traitement de données à caractère personnel AEM « doit être regardé, compte tenu de l’économie générale du dispositif ..., comme mis en œuvre pour le compte de l’État agissant dans l’exercice de ses prérogatives de puissance publique ». Ainsi, il « s’inscrit dans une politique plus générale de prise en compte de la situation des MNA (mineurs non accompagnés) » et il « doit permettre une meilleure efficacité du dispositif d’aide sociale à l’enfance (ASE) tout en permettant de remédier en partie aux difficultés rencontrées par les départements dans la prise en charge de ces mineurs » [6] …
Dans un contexte de maîtrise des dépenses publiques et de suppression des personnels, cette distribution des tâches a-t-elle un sens [7] ?
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[1] V. par ex., communiqué LDH du 2 août 2018, « Mineurs non accompagnés : les protéger au lieu de les ficher ».
[2] V. par plusieurs associations (LDH, UNICEF, SAF, etc.) sur le site de Médecins du Monde : « Le gouvernement doit renoncer à son projet de décret », 23 nov. 2018.
[3] Le paragraphe III de cet article retient l’observation du deuxième alinéa de l’article L. 611-6-1 du CESEDA : « Le traitement ne comporte pas de dispositif de recherche permettant l’identification à partir de l’image numérisée du visage ».
[4] Cf. par ex. CE, 14 juin 2017, Assemblée des départements de France, req. n° 402890 ; CE, 27 décembre 2017, Dép. de Seine-et-Marne, req. n° 415436.
[5] Cf. toutefois, « Mineurs isolés étrangers : le Conseil d’Etat rappelle les départements à leurs devoirs », 15 janv. 2018.
[6] V. cependant, Rapport de la mission bipartite de réflexion sur les mineurs non accompagnés du 15 févr. 2018.
[7] V. par ex., in Libération, Kim Hullot-Guiot, « Mineurs non accompagnés : les départements se disent dépassés », 9 nov. 2018.