Le 3 février 2008, par Geneviève Koubi,
Toute étude relative aux formes d’exercice des “droits de l’homme” introduit une réflexion sur la distinction entre droits individuels et droits collectifs. Une approche classique consiste à asseoir la distinction sur la pensée libérale qui préside à la rédaction des premières déclarations des droits ou des pactes ou conventions relatifs aux droits civils et politiques.
L’exposition classique des droits de l’homme s’enracine dans ces textes et conduit à les présenter comme étant principalement de facture individualiste. Elle influence alors fortement la perception des droits économiques, sociaux, culturels. Cette perception limite délibérément le champ de la réflexion ; elle est si restrictive qu’en définitive les droits de l’homme qui se trouvent retenus comme fondamentaux ne sont que des droits individuels, éminemment subjectifs et dépourvus de liens avec l’environnement social et politique. La force désormais attribuée à l’expression de « droits de la personne humaine » en dérive. Ce n’est pas sans conséquences sur le plan de la compréhension des droits sociaux « collectifs » ; par exemple, le « droit de grève », liberté fondamentale de nature collective par essence, se voit de plus en plus réduit à une attitude individuelle (en témoigne la tentation aujourd’hui affichée de demander à ce que soit émise une déclaration personnelle 48 heures avant le lancement du mouvement). Cette lecture individualisante des droits fondamentaux fait alors en sorte que la fonction solidaire comme la nature plurielle de certains de ces droits, parfois dits de la “deuxième génération” : les libertés collectives ou les droits collectifs, ceux des travailleurs et des citoyens, se voient peu à peu négligée. Les différents discours politiques et juridiques visent, en effet, à mettre en sourdine les aspects généraux, collectifs plus que seulement partagés, que ces droits et libertés présupposent en reprenant les orientations esquissées par les juridictions qui se préoccupent principalement d’un traitement individuel des problèmes éventuels que leur exercice susciterait.
Cette conception des droits de l’homme repousserait toute référence à des droits de « solidarité », droits dits de la “troisième génération”, comme le droit au développement ou le droit à un environnement sain. Si elle autoriserait une appréhension relative des actions ciblées et ponctuelles menées par un « collectif » (class action), elle permet surtout de réfuter une transcription juridique de l’action des « groupes » constitués autour d’une notion d’appartenance. Ce positionnement des analyses conduirait donc à écarter des champs d’investigation les dimensions solidaires, communautaires, voire même sociabilitaires des droits de l’homme qui confinent à la reconnaissance de droits pour les « minorités ». Telle n’est pas l’orientation retenue dans les discours des hommes politiques français actuels si l’on pointe sérieusement les quelques déviances relevées à propos d’une résurgence de la fonction religieuse dans les mécanismes étatiques.
Posant comme principe que seul l’individu est titulaire de tels droits, la conception classique des droits de l’homme s’inscrit dans un double paradoxe ; d’une part elle contribue à la fermeture du débat sur les compositions collectives des droits économiques, sociaux et culturels, d’autre part, elle accentue la dynamique de catégorisation socioculturelle (communautarienne) de la population dans laquelle s’investissent les pouvoirs publics. Le silence opposé aux formes « d’exercice commun » des droits de l’homme validerait ou légitimerait la construction de systèmes de droit offrant à des collectivités, formelles ou informelles, la qualité de sujet de droits. Sans doute, les droits économiques, sociaux, culturels n’en seront pas désavoués mais ils se verront peu à peu remodelés et retravaillés : l’objectif est de les incorporer à la proposition initiale de l’individualisme au vu d’une certaine conception du libéralisme politique d’abord, économique ensuite. Or, « la force des droits de l’homme, c’est leur cosmopolitisme : ils valent pour tout individu, même inconnu, même encore à naître. Leur milieu même, c’est la culture, conçue comme arrachement aux particularités d’origine et au jeu de la loterie sociale » (Haarscher (G.), « Les droits collectifs contre les droits de l’homme », RTDH 1990, p. 234). Ces démarches justifient la réduction progressive de l’étude des droits de l’homme dans le cadre limitatif des « droits de la personne ». L’altération de l’analyse, du fait de ce déplacement, serait-il le support de la contestation, l’assise du relativisme qui affecte « l’universalisme des droits de l’homme » ?
La plupart des droits exposés dans les Déclarations des droits, et notamment dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, n’ont effectivement de sens que du fait de leur jouissance et dans leur exercice individuels (liberté d’opinion, d’expression ou, par extension, liberté d’aller et venir). Or, des dispositions insistent sur l’alternative entre l’exercice direct, personnel, propre des droits et leur exercice indirect en sollicitant la médiation des représentants (art. 6, 14 DDHC 1789). La majeure politique et sociale que suppose la qualité de citoyen, d’homme, ne saurait être étrécie à la pratique individuelle. Si les constructions théoriques soutiennent les dimensions personnalistes des droits, elles provoquent un amoindrissement de la tension juridique potentielle des droits et libertés insérés dans le domaine social et économique. Considérant la “deuxième génération” des droits de l’homme, dans nombre d’études se profile un refus de toute forme de considération des droits et libertés qui, de fait, ne peuvent être que le fruit ou le produit d’une action collective. Sont des droits et libertés collectifs : la liberté de réunion, de manifestation pacifiques ; la liberté de communication ; la liberté d’association (de s’associer) ; la liberté “de” culte (non “du” culte) ; la liberté syndicale (le droit de se syndiquer, de constituer un syndicat) ; le droit de grève ; la liberté d’enseignement et le droit à l’éducation.
La notion de “liberté collective” semblerait mieux acceptée que l’idée de« droit collectif (v. Pelloux (R.), « Réflexions sur les libertés collectives », Revue des droits de l’homme, 1969, p. 366). En effet, les libertés collectives détiennent un fondement individuel si ce n’est individualiste. Une classification des libertés collectives est alors établie en deux temps : les « rassemblements éphémères » ; les « groupements institutionnels » (Duffar (J.), Les libertés collectives, Montchrestien, coll. Préparation au CRFPA, 1996). Cette classification met à distance toutes les libertés collectives qui ne correspondaient pas à l’exercice de prérogatives reconnues aux personnes d’agir ensemble ou de s’organiser à cette fin. Or, ni éphémère (bien que discontinu et périodique), ni institutionnalisé sous la forme d’une association ou d’un syndicat, relève aussi de ce champ « le droit à des élections libres » – et ce, dans toutes les sphères où seraient organisées de telles consultations.
La « liberté d’association » retient le plus souvent l’attention parce qu’elle rassemble ces deux modèles. L’exercice de cette liberté concerne d’abord les individus : la création d’une association relève de leur libre initiative ; ils sont libres d’adhérer ou non à une association donnée. Ensuite, le fonctionnement de l’association, du fait de ses propres capacités juridiques, ne peut être exclusivement construit par rapport à aux seuls individus : l’association préserve, protège, défend des intérêts collectifs ou partagés, ces intérêts étant dépendants de son objet ou objectif déterminé dans son statut. Le droit des personnes de… et à… s’associer en est la base factuelle. Malgré la méfiance des pouvoirs publics à l’égard des personnes morales que sont les associations se développe un « droit des associations » qui, finalement, leur reconnaît des droits. Mais considérer les personnes morales comme des sujets de droit ne signifie pas que ces sujets peuvent en toutes circonstances se prévaloir des mécanismes de protection des droits de l’homme. L’exercice de la liberté d’association s’inscrit dans ces deux domaines : l’un individuel qui fonde la liberté d’adhésion, l’autre collectif en raison de la libre activité de l’association. Pareille démarche peut être développée à propos de la liberté syndicale. L’existence des droits syndicaux se comprend suivant ces deux mêmes aspects : l’un singulier qui permet à l’individu, libre d’adhérer au syndicat de son choix, de refuser, le cas échéant, l’interposition du syndicat dans des affaires qui, bien que professionnelles concernent sa situation personnelle ; l’autre solidaire qui fait la substance des droits syndicaux, de la négociation collective au droit de grève. Cette forme d’étude peut être aussi transposée dans le cadre de la mise en oeuvre des droits concernant la liberté de communication, la liberté d’enseignement ou encore la liberté de la presse….
Afin de contourner les risques de décomposition de la philosophie des droits de l’homme, droits et libertés sont, suivant leurs modes d’action, associés ou dissociés. Les droits de l’homme sont pensés tour à tour : en terme de libertés, « pouvoirs d’agir qui n’imposent aux autres – à tous les autres – que l’obligation négative de ne pas s’immiscer dans la sphère où ils s’exercent… » (Rivero (J.), « Les droits de l’homme : droits individuels ou droits collectifs ? » in : Les droits de l’homme : droits individuels ou droits collectifs, Ann. Fac. Drt Strasbourg, t. XXXII, LGDJ, 1980, p. 20) et en terme de pouvoirs sur soi ou sur autrui (suivant certaines configurations) ou, dans le cas des droits-créances, comme des « pouvoirs d’exiger de la collectivité les prestations dont elle s’est reconnue débitrice ». Les notions de liberté et de droit recouvrent alors la distinction entre liberté formelle et liberté réelle mais, en fait, elles sont complémentaires.
Quelque soit le cas, ce sont des droits "exercés seul ou en commun" qui supposent protection, respect et garantie de la part de l’Etat. La difficulté de penser la dimension collective ou sociétale des droits et libertés et, par là de leurs exercices, naît d’un bouclage des systèmes juridiques sur eux-mêmes. L’articulation de la relation entre l’individuel et le commun ou le collectif apparaît des plus malaisées à appréhender dans l’espace du droit tant cette liaison se voit a priori construite sur l’antagonisme, l’opposition ou le conflit. Or, c’est à partir de ce contraste qu’il demeure possible d’indiquer la source et l’aboutissement de la logique des droits de l’homme : la « résistance à l’oppression » — ainsi que l’article 33 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793 l’énonçait : « La résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme ». L’insoumission et la désobéissance d’une part, l’insurrection et la résistance d’autre part entrent donc dans l’ordre du juridique....
Le dilemme de la conceptualisation juridique du « collectif » motive les nombreux essais et tentatives de classification des droits et libertés opérés par les juristes qui voudraient échapper à cette opposition classique entre libertés individuelles et libertés collectives. Les nomenclatures proposées se déclinent en plusieurs temps qui rejettent la fonction « collective » de certaines libertés ou la réduisent à une forme d’expression : libertés physiques, libertés intellectuelles, libertés relationnelles ; libertés de la personne, libertés de la pensée, libertés à contenu économique et social ; liberté physique, libertés de l’esprit, libertés de l’expression collective. Ces présentations n’excluent pas les libertés collectives mais elles entretiennent la réticence déployée envers l’expression de « droit collectif » ; les droits collectifs sont pourtant de ces droits de l’homme « exercés en commun » ou « s’exerçant, le cas échéant, collectivement » que relèvent les conventions européennes ou pactes internationaux ratifiés par nombre d’Etats européens.
La circonspection à l’égard de la dimension collective ou sociétale des droits reflétait, dans les dernières années du XXème siècle, l’embarras des juristes face aux incertitudes issues d’une extension continue des droits de l’homme ; de nos jours, elle reproduit la gêne que les juristes ressentent en face des crispations des systèmes de droit pris en étau entre les logiques sécuritaires et le nécessaire respect des libertés. Or, ce n’est pas de ces hésitations et de ces craintes que naît la réserve à l’égard des « droits de groupe ». Les questions que soulève la détermination de groupes « titulaires de droits » exigeraient que soient reconstituées la logique et la dynamique révolutionnaire inhérente à la notion de droits de l’homme.
L’étude de l’amoindrissement de la notion de droits de l’homme permettrait de discerner les contours des droits collectifs, droits qui ne sont pas des droits « de » collectifs, « des » collectivités ou de « groupes ». Les droits collectifs se rapportent aux divers droits de l’individu « exercés en commun ou collectivement » et non aux « droits des groupes humains », quels qu’ils soient (religieux ou linguistiques, communautaires, culturels, etc.). Adopter une autre position reviendrait, en quelque sorte, à instituer le débat lancé entre droits individuels et droits collectifs autour de la question des « minorités ». Cette évaluation des droits collectifs en des droits accordés au groupe — le groupe étant compris comme un sujet de droit, titulaire de droits – homologuerait l’amalgame entre Droit et droits des minorités et contribuerait à l’édification du concept exigu de « droits de la personne humaine » comme le lieu central de la lecture des droits de l’homme.
Exposer la difficulté quant à un discernement raisonné des droits collectifs dans les discours juridiques est la marque d’un refus, d’une objection envers une caractérisation des droits correspondant aux actions et activités d’une "communauté"... Dissocier les droits collectifs des droits des groupes devient indispensable. La dichotomie artificielle organisée entre droits de l’homme et droits des minoritaires devrait être comprise comme un moyen d’assurer de manière radicale la prééminence des premiers sur les seconds. De fait, l’article 4-1 de la Déclaration internationale des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques du 18 décembre 1992 témoigne de cette préoccupation : « les Etats prennent, le cas échéant, des mesures pour que les personnes appartenant à des minorités puissent exercer intégralement et effectivement tous les droits de l’homme et toutes les libertés fondamentales sans aucune discrimination et dans les conditions de pleine égalité devant la loi ». L’article 22 de la Convention-cadre européenne pour la protection des minorités nationales du 10 novembre 1994 insiste sur ce point : « aucune des dispositions de la présente Convention-cadre ne sera interprétée comme limitant ou portant atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales qui pourraient être reconnus conformément aux lois de tout Partie ou de toute autre Convention à laquelle cette Partie contrainte est partie ». La notion entérinée par les instruments internationaux de “droits des personnes appartenant à des minorités” n’entrave pas une lecture des droits de l’homme associant droits individuels et droits collectifs – droits auxquels sont dus respect, garantie et protection.
La clarification de l’opposition classique entre droits individuels et droits collectifs passe ainsi par une contestation de l’amalgame structuré par les discours politiques et juridiques entre droits individuels et droits de l’homme...