Le 26 mai 2019, par Geneviève Koubi,
Les questionnements relatifs à une transformation de la fonction publique ajourée d’une proposition de suppression de l’ENA prennent une acuité certaine en ces jours. Les débats actuellement menés affectent le concept même de « fonction publique ». Ainsi, il apparaît utile d’effectuer un retour sur un article de Jean-Michel Belorgey publié à la Revue administrative, n° 399, en mai-juin 2014 [1] : « Faut-il encore des hauts ( ?) fonctionnaires et comment les recruter ? ».
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Plus de cinq années plus tard, les arguments présentés en cet article résonnent avec force. La question : Faut-il encore des hauts ( ?) fonctionnaires et comment les recruter ?, est toujours posée. Il n’est pourtant nullement certain que les réponses qui pourraient en être données de nos jours retracent la philosophie qui constituait la trame de cette tribune de Jean-Michel Belorgey.
L’objectif était de penser enfin une fonction publique « qui ne se pose en rivale ni des détenteurs de mandats électifs, ni des super héros du monde des affaires, et n’entende pas cultiver par intérêt ou snobisme l’enchevetocratie avec les uns et les autres au point d’y perdre toute identité propre (un peu de mobilité fait du bien, trop nuit)... » ? [2]. La critique du ’pantouflage’ était bel et bien profilée. Jean-Michel Bélorgey affirmait ainsi que le recrutement des fonctionnaires « ne saurait reposer sur les services rendus en qualité d’apparatchik, d’agent électoral, de nettoyeur de tranchées, de victime des jeux électoraux, en un mot sur un spoil system, ni sur les performances attestées dans le monde des affaires comme conducteur d’OPA, de liquidiatation d’entreprise ou de licenciements massifs » [3]. S’il retenait encore la nécessité d’une sélection par le mérite, il relevait alors que ce mérite ne devait pas reposer sur les postures de « chien savant ».
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Les concours d’entrée à l’ENA - quelle qu’en soit la voie choisie -, au vu des épreuves subies par les candidats, paraissent en effet s’inscrire dans le jeu d’un conformisme généralisé. Depuis quelques années, ce conformisme - largement enseigné dans les classes préparatoires au concours - se situe bien en-deçà des attentes des jurys particulièrement attentifs aux impératifs d’un État démocratique. Les rapports des jurys du concours ENA qui exposent « les observations du jury et les insuffisances qui ont pu être relevées chez les candidats » en retracent les trames. Le jury de l’année 2018 avait observé qu’« un seul véritable point commun semble finalement rassembler la quasi-totalité des candidats : leur extrême difficulté à adopter un positionnement critique sur l’État, son rôle et son périmètre. » Le jury de l’année 2017 optait pour des évaluations favorisant l’esprit critique du candidat, les approches critiques, les analyses critiques. Pour ce qui concernait l’entretien, « les jurys se sont ralliés sans problème à l’idée que l’épreuve devait évaluer l’authenticité plus que le savoir, la sincérité plus que le brio, l’échange plus que l’assertion, le recul plus que l’arrogance, le risque pris de la créativité et du sens critique plus que la reprise d’idées stéréotypées. (...) Les meilleurs candidats ont été, sans surprise, ceux qui ont pris le risque d’être eux-mêmes et ont fait l’effort de construire avec conviction un raisonnement solide. Se préparer à cette phase de l’entretien suppose ainsi une approche curieuse, critique et personnelle des sujets d’actualité. » Le « refus de prendre position (...), de donner un avis ou de faire des propositions » avait ainsi indisposé le jury de l’année 2010 [4]. Le jury de l’année 2013 regrettait et rejetait ce conformisme, notamment pour l’épreuve de culture générale : « les correcteurs ont été frappés par la récurrence de références communes : John Locke, Benjamin Constant, Michel Foucault reviennent en boucle. Sur un sujet qui, encore une fois, permettait d’ouvrir très largement le spectre de la réflexion, ce conformisme est un peu décevant. Plus audacieux, quelques rares candidats ont su cependant aller mobiliser des références tout aussi pertinentes et, le plus souvent, en faire un usage intéressant. C’est le cas, dans le domaine de la littérature, d’auteurs controversés comme Sade, Céline ou Brasillach ou, dans celui de la peinture, d’un créateur comme Balthus » [5]. Etc.
En quelque sorte, pour ce type de recrutement des futurs hauts fonctionnaires, l’objectif est « de sélectionner des candidats qui auraient à s’adapter à une administration "en mouvement" en phase avec les évolutions du monde. Il ne s’agit plus d’entrer "dans un moule" mais au contraire de convaincre que l’on va pouvoir créer une nouvelle manière de faire vivre le service public de demain » [6]. Mais peut-être est-ce justement cette projection et ce projet qu’il s’agirait de nos jours de freiner. Le projet de loi de transformation de la fonction publique retrace indéniablement cette orientation.
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Car, maintenant, les logiques managériales qui ont pénétré la fonction publique - comme les formations dispensées à l’ENA [7] - en ont transformé les fondations, tant pour ce qui concerne les parcours professionnels de ces hauts fonctionnaires que pour ce qui touche à la conception du service public [8].
De fait, l’individualisation des carrières et la dualisation des marchés du travail en accentuent les effets délétères sur la conception même du service public - seul concept à même de légitimer la posture de l’État [9].
La transformation numérique de l’État l’oblige pourtant à réfléchir, à songer à des recrutements particuliers qui ne sauraient s’effectuer exclusivement en marge des fonctions publiques. Pour exemple, la circulaire du 2 mai 2019 énonçant le plan d’actions pour la filière numérique et des systèmes d’information et de communication constate qu’il est « de plus en plus complexe de recruter et de fidéliser les bons profils dans les métiers du numérique et des systèmes d’information et communication (NSIC), mais aussi d’accompagner l’ensemble de ces professionnels dans l’évolution permanente de leurs compétences ». Développer l’attractivité de la filière NSIC, dans le but d’« assurer une meilleure adéquation, tant quantitative que qualitative, des profils recrutés aux postes offerts » n’est qu’un simple voeu. Créer une "marque « État employeur »" agrémentée du sigle NSIC ne suffit pas d’autant que, malgré la concurrence du secteur privé, l’objectif affiché est de « faciliter le sourcing externe ».
Les stratégies interministérielles de ressources humaines de l’État reposaient jusqu’alors sur des valeurs spécifiques qui s’étioleront nécessairement sous l’empire de la contractualisation et de la précarisation [10]. Le principe d’« une fonction publique exemplaire, à l’image de la société qu’elle sert et irréprochable sur le plan déontologique » [11] se délite...
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Or, voici que, pour ce qui concerne cette suppression annoncée de l’ENA et sa transformation en grande école de service public, « la mission de Frédéric Thiriez sème le doute sur la sincérité du projet présidentiel » [12]. En effet, la lettre de mission du Premier ministre [13] qui lui a été adressée « n’évoque explicitement ni une suppression de l’ENA, ni celle des grands corps de l’État » [14].
Parce qu’il est indispensable d’avoir conscience des enjeux quant à une telle transformation des circuits de sélection des élites, l’ENA étant le principal « cadre de formation de l’oligarchie française » [15], en dépit de l’idée affichée « de supprimer la mentalité “grands corps” » [16], il semblerait bien que, « dans tous les cas, il faut maintenir le principe du concours. On ne recrutera pas des fonctionnaires par copinage. Il ne s’agit pas de faire une fonction publique au rabais » [17]...
Selon la lettre de mission du Premier ministre en date du 8 mai 2019, il s’agirait donc de : - revoir les modalités de recrutement des hauts fonctionnaires tout en maintenant le principe du concours ; - revoir la formation de la haute fonction publique en privilégiant les expériences de terrain ; - dynamiser les parcours de carrière pour défaire le système de classement jusqu’alors appliqué afin de constituer un « vivier des cadres dirigeants de l’État » notamment en s’inspirant des modalités de fonctionnement des Armées ( !) [18]
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Dans la perspective adoptée, la question du/des service/s public/s est effectivement bien trop soigneusement décalée. le risque est alors que soit institué un recrutement politique de la Haute Administration... et les principes de neutralité, d’impartialité, voire celui d’exemplarité, n’auront plus à être brandi à chaque turpitude constatée...
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[1] Dont il est possible de consulter le sommaire sans pouvoir disposer de l’article lui-même ... mais ici reproduit avec son autorisation.
[2] J.-M. Belorgey, « Faut-il encore des hauts ( ?) fonctionnaires et comment les recruter », Rev. adm. 2014, n° 399.
[3] J.-M. Belorgey, « Faut-il encore des hauts ( ?) fonctionnaires et comment les recruter ? », op. cit.. En un clin d’œil, faudrait-il ajouter à cette liste, ’comme banquier’ ?
[4] ... jusqu’à signaler « le peu d’originalité dans les tenues vestimentaires : à part un corsage, deux vestes et une cravate colorées et un seul pantalon de velours... tous les autres candidats étaient en costume-cravate et tailleur noir ou anthracite, voire bleu marine ; en outre certains étaient visiblement mal à l’aise dans ces tenues qui n’étaient pas à leur taille. Cela donne le sentiment que les candidats ont une image de l’École et de la fonction publique très conformiste, à l’image de cet « uniforme » qu’ils se sont efforcés d’endosser pour plaire au jury ou, à tout le moins, pour éviter de lui déplaire ; à l’inverse nous étions à la recherche d’éléments qui auraient pu nous donner des indices sur leur capacité à se distinguer par un style, un peu d’originalité, de "prise de risque" ».
[5] Il ajoutait d’ailleurs, à l’adresse des candidats qu’ils devaient « être conscients que la préparation dans les Centres de préparation des candidat(e)s au 3ème concours favorise un apprentissage scolaire de la "culture générale" qui conduit à un conformisme sanctionné par les correcteurs. Ceux-ci privilégieront toujours une réflexion plus personnelle, car elle est en conséquence plus réfléchie, plus clairement exprimée et finalement argumentée de manière plus persuasive ».
[6] Extrait du rapport du jury 2010, précité.
[7] Sur le site de l’ENA, il est indiqué que : « Le management public occupe une place centrale tout comme les connaissances, compétences et savoir-faire spécifiques à acquérir dans le domaine de la conception, de la mise en œuvre et de l’évaluation des politiques publiques. Il s’agit de l’enseignement qui donne lieu à l’épreuve affectée du coefficient le plus élevé dans les épreuves de sortie ».
[8] Ce, sans omettre les risques concomitants du ’harcèlement’ à l’égard des agents publics et des fonctionnaires qui ne relèveraient pas de ces ’hauts’ corps ! Les développement du procès actuellement en cours à l’encontre des anciens responsables de France Télécom en forment une illustration patente...
[9] V., Alex Alber, « Les nouveaux fonctionnaires », laviedesidees.fr, 6 février 2018.
[10] V., par ex., à propos des emplois fonctionnels : circ. JUSF1820750C du 9 juill. 2018 relative aux statuts d’emploi de la filière de direction au ministère de la Justice.
[11] Expression tirée de la circulaire n° 5917/SG du 16 mars 2019 sur la Stratégie interministérielle de ressources humaines de l’État pour 2017-2019.
[12] Article de Laurent Mauduit, Mediapart, 24 mai 2019.
[13] V. sur acteurspublics.com,« Réforme de la haute fonction publique : la lettre de mission de Frédéric Thiriez », 24 mai 2019 : « Il est notamment chargé d’expertiser “l’opportunité de la création d’un nouvel établissement destiné à assurer un tronc commun de formation initiale pour l’ensemble des futurs cadres de la nation issus des trois fonctions publiques”. ».
[14] Id.
[15] Expression de L. Mauduit, id.
[16] Comme le remarque L. Mauduit, supprimer « "l’esprit des grands corps", ce n’est pas tout à fait… supprimer les grands corps eux-mêmes ! », op. cit.
[17] Entretien, F. Thiriez, in Le Monde, 22 mai 2019.
[18] Le rapport devrait être remis en novembre 2019.