Le 11 juillet 2015, par Geneviève Koubi,
La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) a rendu plusieurs avis, sur des thèmes diversifiés [1], que leur publication au Journal officiel oblige à prendre en considération. Parmi ces derniers [2], il en est un qui reprend l’antienne des « valeurs », cette fois-ci à partir de la devise « liberté, égalité, fraternité » [3].
L’avis du 2 juillet 2015 « Liberté, égalité, fraternité : rendre effectives les valeurs de la République » s’intéresse d’abord à l’éducation et, par là, au service public de l’éducation. La CNCDH retient la « nécessité d’une éducation aux valeurs de la République et à la laïcité » et elle « tient à souligner qu’il importe d’être clair sur les finalités de cette mobilisation : il ne peut s’agir d’inculquer une quelconque morale officielle, ni d’avoir une visée purement défensive, ou de mobiliser les valeurs de la République et la laïcité comme simples vecteurs de maintien ou de rétablissement de l’ordre. Il doit s’agir de contribuer à construire un projet commun en formant des individus autonomes et des citoyens responsables dans une société démocratique, tournée vers l’inclusion de tous et garante de l’effectivité des droits ». Elle demande que soit tenu compte de « la multiplicité des lieux ou des instances qui, directement ou indirectement, ont un rôle de formation et d’éducation ; depuis la famille, dont il faut souligner le rôle essentiel en la matière, jusqu’aux clubs sportifs, aux centres de loisirs, en passant par la rue, les smartphones et les réseaux sociaux » afin « de ne pas faire porter à l’école seule une responsabilité qui renvoie à l’ensemble de la société ». L’enjeu étant de "rendre effectives les valeurs de la République", c’est sur le ’terrain’ que la problématique doit être développée...
Quoiqu’il en soit, la CNCDH relève l’existence de « frontières intérieures » en ciblant « les personnes vivant dans des quartiers dits populaires, en particulier les descendants d’immigrés, Français, ayant grandi en France, ayant fait leurs études dans l’école de la République, et fondé un foyer sur le sol français », accentuant les préjugés à leur égard puisqu’elle remarque qu’ils « restent encore, trop souvent, perçus comme des Français illégitimes et peinent à trouver leur place dans la société ».
C’est donc à partir de quelques constats relatifs à la paupérisation, à la précarisation, à la discrimination que la CNCDH cherche à proposer les moyens de cette inculcation effective des « valeurs de la République » ou de cette éducation effective aux « valeurs de la République » - en dehors de l’école…
Or, cette prise de position n’apparaît pas des plus pertinentes. Ne serait-ce pas plutôt en s’attaquant aux préjugés, aux stéréotypes, aux fichages ciblés que la question pourrait être résolue, au moins un tant soit peu ? Ne s’agirait-il pas plutôt de réapprendre aux nantis, aux bourgeois, aux élites, et plus encore, aux pouvoirs publics, ce que signifie le terme de « solidarité » ? Comment admettre que soient reliées la « dégradation des conditions de vie économiques et sociales des personnes » qui touche les classes populaires et l’intensité d’un « sentiment d’insécurité et de peur » ? Si les « processus de relégation, de paupérisation, de ségrégation, de discrimination ou encore de disqualification symbolique » des quartiers populaires « se concrétisent notamment par l’absence de services publics de proximité et le recul de services sociaux », ne serait-ce pas parce que les autorités publiques craignent perdre leurs bases électorales formées de ces notables, de ces ressortissants bien assis, de ces particuliers bien pourvus qui réclament leur bien-être plus que le bien vivre ensemble ?
En affirmant que « la situation des jeunes est encore plus dramatique », la CNCDH retient leur situation économique, le seul taux de chômage en étant un des premiers indicateurs (45 % pour les 15-25 ans contre 22,7 % pour les 25-49 ans en ZUS et 23,1 % pour les jeunes hors ZUS). Évaluant la réussite scolaire, elle se base sur le rapport de l’ONZUS qui permet de repérer combien « la filière professionnelle est plus suivie par les lycéens issus d’un collège en ZUS que par ceux d’un collège hors ZUS ». Nul ne doute que « les inégalités sociales pèsent sur la réussite scolaire ». Le constater ne suffit pas, le déplorer est une chose, prendre conscience que ces inégalités sont ’organisées’ sciemment par le système économique et social adopté en serait une autre. Les constats à travers le monde sont trop flagrants pour les ignorer. L’aggravation des inégalités n’est pas une illusion. Et les mesures d’austérité imposées aux classes populaires et aux classes moyennes ne sont pas sans incidences …
Évoquant « les jeunes issus de l’immigration » – cette expression renvoyant aux jeunes nés et socialisés en France –, la CNCDH constate, à l’instar de bien des rapports, qu’ils subissent des « discriminations massives et systémiques dans l’accès à l’ensemble des biens rares (formation, logement, emploi, etc.) et en particulier dans l’accès à l’emploi en général et à l’emploi stable en particulier ». Reconnaître que « la situation des jeunes dans les banlieues populaires [s’est] sensiblement dégradée » est un truisme. El le refrain reprend : « les classes populaires dans leur globalité sont plus que jamais au cœur de la ’question sociale’ et se voient assignées à des situations de chômage, de précarité, de pauvreté et de marginalisation sociale. Les habitants des quartiers populaires sont également confrontés à cette situation avec une problématique supplémentaire (notamment pour les étrangers et les immigrés) : celle du ’déficit de citoyenneté’ ».
Le « déficit de citoyenneté » relevé permet ainsi à la CNCDH de soulever la question de « la résurgence des questions identitaires » et celle d’une « exacerbation de la dimension religieuse de l’identité ». Cette équation renforce les positionnements conformistes et conservateurs qui préfère dissimuler les enjeux en maintenant la religion dans l’espace des « requalifications symboliques », alors qu’indéniablement toute instrumentalisation des religions s’entend dans les cadrages du politique. Plus encore, en décelant dans le discours public des invocations à une laïcité « qui ne correspond ni à son histoire, ni à l’état du droit, en fait un instrument de coercition et de rejet de la différence », la CNDCDH finit par adhérer au mouvement général de religiosisation des rapports sociaux et politiques... Ce, même si elle affirme que « plutôt que se focaliser sur des questions de visibilité ou de manifestations de l’appartenance religieuse - et d’y opposer une laïcité exclusivement formelle - il vaudrait mieux chercher à lutter contre la tentation du repli sur soi en s’attaquant au chômage des jeunes, à la sous-représentation des minorités, visibles et invisibles, et à la ségrégation urbaine ».
Ce ne sont pas les observations émises sur le rôle de l’école qui reflètent la substance de cet avis du 2 juillet 2015 de la CNCDH [4] En ce domaine, la CNCDH rappelle que « l’adhésion aux valeurs ne se décrète pas, elle se construit et s’éprouve quand la parole de tous est entendue et qu’il existe un lieu pour le dire et le faire vivre. Les valeurs ne s’imposent pas d’en haut, elles doivent s’élaborer ensemble. Faire respecter les règles et les lois dans une approche éducative implique qu’on les explique clairement et qu’on en fasse percevoir les raisons et l’intérêt qu’elles représentent pour chacun : ce doit être notamment le cas pour tout ce qui touche à la laïcité ». La notion d’exemplarité est alors quelque peu effleurée à l’égard des pratiques des adultes comme de l’institution. Plus sûrement, c’est la question de la « socialisation de la jeunesse », souvent en des espaces précis ou en des lieux donnés, qui rassemble les problématiques.
Le point de départ de l’argumentation, c’est la crise, la « crise sociale », une crise « qui conduit à l’aggravation de la relégation sociale et à la précarisation accrue d’une partie croissante de la population, qui se trouve non seulement dans l’incapacité d’accéder aux biens et services de l’espace public, mais, plus grave encore, se trouve dans l’incapacité de faire valoir ses droits à y accéder ». La CNCDH s’émerveille des trésors d’ingéniosité des habitants des quartiers populaires, déshérités, dégradés, pour surmonter la pauvreté et les discriminations. Elle remarque qu’ils « y déploient nombre d’actes de solidarité, d’initiatives civiques et économiques, méconnues et laissées en friches par les politiques publiques ». Mais, parce qu’elle ne saurait se détacher des institutions, la CNCDH fonde encore ses espoirs sur « la politique de la ville » estimant qu’elle « devrait être l’instrument privilégié de promotion de la cohésion sociale, entendue comme l’ensemble des processus qui contribuent à assurer à tous les individus ou groupes d’individus l’égalité des chances, l’accès effectif aux droits fondamentaux et au bien-être économique, social et culturel, afin de permettre à chacun de participer activement à la société et d’y être reconnu »… Ce qui, finalement, montre les limites de l’exercice et, surtout, l’éloignement de la CNCDH de ces réalités sociales qui fabriquent les phénomènes de relégation, d’exclusion, d’ostracisme.
Les terminologies sont explicites. « Les politiques publiques ont besoin de modifier la façon dont elles appréhendent les publics destinataires » !! Publics destinataires ? De quelle publicité s’agit-il ? Les recommandations qui suivent sont mesurées : « - en s’appuyant sur les capacités d’expression, d’initiatives et d’action des habitants, qui doivent être considérés comme des ressources et comme porteurs de créativité et de capacité d’action ; - en utilisant pleinement le ressort collectif et les apports de la coopération et de la solidarité ; - en favorisant la rencontre, le dialogue et la recherche du bien commun au lieu de nier comme c’est souvent le cas l’existence d’une pluralité de savoirs propres aux identités collectives et individuelles, aux communautés de vie, aux appartenances culturelles, aux croyances philosophiques et religieuses ». Lapalissades !
En cherchant à s’appuyer sur les « nombreuses expériences de terrain », la CNCDH veut laisser croire que le pouvoir d’agir des citoyens de ces quartiers ciblés, leur capacité de mobiliser et de se mobiliser inciteraient les pouvoirs publics à réformer leurs discours et « à rendre les politiques publiques et les services publics plus efficaces ». Efficaces ? En termes sociaux ? Pas certain ! La CNCDH poursuit ainsi : « Lorsque l’action publique associe les citoyens à son élaboration, à sa mise en œuvre et à son évaluation, elle gagne en pertinence, efficacité et durabilité. C’est un multiplicateur d’investissements publics et privés qui génèrent des dynamiques de développement pour les personnes, les communautés de vie et les territoires. En la matière, il pourrait être particulièrement intéressant d’analyser les pratiques mises en œuvre à l’étranger, en particulier les nouvelles approches du travail social dans leurs dimensions collectives ou communautaires ».
Les expériences de terrain doivent beaucoup aux associations quels qu’en soient les objets (culture, sport, santé, action sociale, accompagnement de la scolarité…). Pour la CNCDH, elles sont donc « les premières opératrices de ce travail social collectif de proximité, elles doivent pouvoir bénéficier d’un financement pérenne : il s’agit d’assurer le fonctionnement des réseaux associatifs dans leur dimension d’animation citoyenne sur les territoires en leur donnant les moyens de financer leur projet hors des actions spécifiques ou ponctuelles en lien avec une politique publique ». L’instrumentalisation des associations n’est pas remise en cause. Supplétives du service public, elles demeurent donc soumises aux variations des financements… et aux dires des institutions.
Enfin, pour la CNCDH, « les services publics sont des moyens privilégiés d’assurer l’effectivité de l’accès aux droits fondamentaux et leur présence tout comme leur accessibilité doivent être considérés comme des enjeux prioritaires dans les zones qui connaissent le plus de difficultés ». Mais, en tout état de cause, ce devrait être partout sur l’ensemble du territoire que la démarche devrait être réalisée. En quelque sorte, ce type de raisonnement confirme le risque de voir de réduire le champ du service public aux seules prestations pensées à destination des populations défavorisées… Or la mixité sociale attendue de la CNCDH est aussi une mixité territoriale et ne concerne pas seulement les écoles, elle touche aussi les autres services, transports publics ou hôpitaux, Pôle emploi ou jardins publics, etc.
En fin de compte, dans les strophes qui forment l’avis de la CNCDH du 2 juillet 2015, où se lovent les fameuses « valeurs de la République » ? Suffit-il de dire qu’il faudrait « mieux faire connaître les chartes et guides qui existent » en matière de laïcité ? Par quels cheminements la CNCDH en vient-elle à affirmer que « la laïcité ne doit plus être perçue comme un instrument de discrimination ou comme un principe liberticide » ? Aucune ligne ne peut en être tirée…
C’est donc un « avis » dont l’intitulé ne rend nullement compte de son contenu. Dont le contenu ne rend nullement compte des « valeurs » annoncées. Dont la seule « valeur » comptée et retenue n’en est pas une mais plutôt une règle, un principe de droit : l’égalité, la non-discrimination. Quant à la laïcité, elle n’est qu’une formule vide de sens dans ces développements qui ont délaissé ce qui constitue le cœur de l’effectivité des valeurs et des principes : la fraternité…
[1] Ex. Au JO des 10 juill., 11 juill. 2015 : Avis sur la lutte contre les discours de haine sur internet ; avis sur le consentement des personnes vulnérables ; avis sur la réforme du droit des étrangers.
[2] Même si l’on peut s’interroger sur le fait que ces publications se succèdent les unes aux autres en un laps de temps si court...
[3] JO 9 juill. 2015. V. par ailleurs, M. Borgetto, La Devise : Liberté, Égalité, Fraternité, PUF, Que sais-je ?, 1997.
[4] Elle renvoie elle-même à son avis du 24 octobre 2013 sur l’introduction d’un enseignement moral et civique (JO 16 nov. 2013).