Le 15 juillet 2015
L’Affaire Simon Leys (Pierre Ryckmans) ou quand la Bureaucratie se faufile partout - y compris chez des citoyens qui a priori pourraient sembler à l’abri -, se niche tel le Diable dans les détails, lors de démarches quotidiennes anodines, à l’occasion d’un renouvellement de document administratif.
Étonnante découverte, au hasard d’une exquise lecture estivale [1], où l’on se croit si loin de l’Administration, de ses tours et détours, de sa vie et de sa pathologie, qui aboutit à la rencontre du moloch bureaucratique qui a « gâché » les dernières années de la vie de Pierre Ryckmans, « par une très mauvaise histoire belge », « à la suite d’une décision abusive du consulat de Belgique en Australie », refusant « un simple renouvellement de passeport, à ses fils jumeaux, Marc et Louis (qui) se sont retrouvés quelque temps apatrides ». Au lieu d’admettre leur « bévue administrative », « les autorités responsables, jusqu’au sommet de la hiérarchie, ont défendu bec et ongles leurs bureaucrates ». Un menu problème, ayant atteint des proportions kafkaïennes, qui ne s’est résolu qu’en 2013, au bout de sept ans de « procédure et d’atermoiements » par une décision de justice donnant raison au grand lettré sinisant (pourtant connaisseur de la bureaucratie céleste de l’Empire du Milieu) et à ses fils.
C’est ce que nous apprend Pierre Boncenne, son ami correspondant [2] qui nous fait tellement regretter la non-réalisation d’un projet de livre par Simon Leys, sur « la folie bureaucratique », au titre évocateur Le Rêve de Zazie, en référence à Raymond Queneau et à son héroïne décidée à devenir institutrice « pour faire chier les mômes » [3]. A la base de l’ouvrage aurait été le dossier « détaillé » de son affaire grotesque, où Leys soulignait « le rôle et le caractère de chacun des protagonistes », les affublant de « surnoms » : « Lady Macbeth et Pinocchio » pour « les diplomates fautifs de Canberra ».
L’on ne résiste pas à faire parler Simon Leys dans sa correspondance avec Pierre Boncenne, dans un passage à la fois amer et savoureux, portant pour titre un proverbe chinois « Jouer du piano pour les bœufs » [4] :
« Vous évoquez discrètement de lourds soucis. Pour ma part je suis aux prises avec un problème qui ronge mon temps, mon énergie et ma cervelle (une massive imbécillité bureaucratique-administrative ; mais la stupidité est un adversaire effrayant, car elle est inentammable et ses ressources sont infinies [5]). Je vous en parlerai quand j’en serai débarrassé-si ce jour-là arrive jamais (il ne m’en reste plus tellement) » (Lettre de mai 2007).
« Le bureaucrate n’a jamais tort, il se protège et il est toujours couvert. Le plus haut responsable du ministère des Affaires étrangères a déclaré à la presse : « Ryckmans a un ton inacceptable. Et mon premier devoir est de protéger mes services ». Comme si son premier devoir n’était pas de protéger ses administrés ! » (Lettre de novembre 2007).
« Le procès que nous avons engagé contre l’État belge est en train de s’enliser dans les désespérants marécages de la procédure. - Marc et Louis, apatrides depuis treize mois, ont meilleur moral que moi. Ils dressent tranquillement des plans pour faire le tour du Cap Horn à la voile ! Ils ont raison - la jeunesse a toujours raison » (Lettre de février 2008).
« Jouer du piano pour les bœufs », ce proverbe chinois que j’avais illustré il y a un quart de siècle, décrivait prophétiquement ce que je ressens aujourd’hui en correspondant avec la bureaucratie belge… » (Lettre de novembre 2012, agrémentée d’une estampe « chinoise » portant le sceau de Simon Leys et la mention du proverbe en idéogrammes, représentant un tout petit homme jouant du piano face à un gigantesque bœuf ).
La bureaucratie, un pouvoir mu « par des nains » (H. de Balzac) ? Mais les nains c’est nous ! Simon Leys s’est tu, laissant ses lecteurs inconsolés. La Bureaucratie, elle, universelle et transcendant l’espace et le temps, peut déclamer en toute quiétude, comme le poète, « Les jours s’en vont et je demeure »…
[1] Simon Leys, Quand vous viendrez me voir aux Antipodes. Lettres à Pierre Boncenne, éditions Philippe Rey, Paris, 2015. Pierre Boncenne, correspondant du célèbre sinologue et écrivain belge qui avait élu domicile en Australie, est journaliste et écrivain, longtemps rédacteur en chef du magazine Lire et collaborateur de Bernard Pivot pour son émission Apostrophes ; il est entre autres l’éditeur de La Bibiothèque idéale (Préface de Bernard Pivot), éd. Le Livre de poche, 1992, l’auteur de Pour Jean-François Revel : un homme libre (Prix de l’essai Renaudot, 2006) et du Le parapluie de Simon Leys, éditions Philippe Rey, 2015.
[2] A la « rubrique » Du Piano pour les Bœufs, in : Simon Leys, Quand vous viendrez me voir aux Antipodes…, p.78-79.
[3] P. Boncenne, in idem, p.79.
[4] Idem, p.79-80.
[5] C’est moi qui souligne dans le passage de Simon Leys.