Le 19 juin 2008, par Geneviève Koubi,
Internet devient incontournable. Entrer dans l’ère du numérique modifie les relations sociales. L’essor du Net a donné aux pouvoirs publics français l’occasion de s’imposer dans le domaine des goûts — coupant la ligne et ne cherchant pas le pirate — en traquant les téléchargements qui ne sont illégaux que par l’effet de la protection du marché des marques. Et par un passage au niveau des instances européennes, cela risque de donner aux gouvernements l’occasion de s’infiltrer dans un domaine qui leur échappait : la pensée.
Le 7 mars 2008, un projet de rapport sur la concentration et le pluralisme dans les médias dans l’Union européenne (2007/2253(INI)/PE 402.864v01-00) de la Commission de la culture et de l’éducation, était présenté par Marianne Mikko. Et surgissait la question : faut-il vraiment légiférer sur les blogs ?
Ce projet se préoccupe de la défense du pluralisme et de la promotion de la diversité culturelle en ces domaines cruciaux pour la liberté d’information et de communication. Mais il relève, en un point O d’une proposition de résolution, que « les blogs constituent un moyen de plus en plus ordinaire de s’exprimer, tant pour les professionnels des médias que pour les particuliers, [alors] que le statut de leurs auteurs et éditeurs, notamment leur statut juridique, n’est ni déterminé ni clairement indiqué aux lecteurs des blogs, ce qui entraîne des incertitudes quant à l’impartialité, la fiabilité, la protection des sources, l’applicabilité des codes d’éthique et l’attribution des responsabilités en cas de poursuites en justice ». Les liaisons ne sont pas pertinentes. Que les informations soient peu fiables est une chose, que les lecteurs n’en soient pas informés d’emblée en accédant à la page d’accueil du blog ou du site en est une autre, que le statut des auteurs et éditeurs ne soit pas détérminé encore une autre. Ces éléments ne relèvent pas d’une même démarche. Cependant, les dés sont lancés. L’enjeu est de tracer des frontières entre les blogs, de constituer des catégories juridiques, de proposer un cadrage des blogs, de leur attribuer un label afin d’indiquer leurs qualités de manière officielle et d’orienter ainsi les internautes vers certains sites au détriment d’autres... Resterait alors à en connaître les critères objectifs.
Le mot blog n’est pas celui que retient le vocabulaire officiel de l’internet. Suivant la liste de termes, expressions et définitions adoptés par la commission de terminologie [1], c’est le mot composé : bloc-notes — ou, en forme abrégée, celui de bloc — qui devrait être utilisé dans les sphères administratives. La définition qui en est donnée accroît pourtant la confusion : « Site sur la toile, souvent personnel, présentant en ordre chronologique de courts articles ou notes, généralement accompagnés de liens vers d’autres sites ». Sur la Toile, le blog est un site, mais un site n’est pas un blog. Une précision est aussi ajoutée : « la publication de ces notes est généralement facilitée par l’emploi d’un logiciel spécialisé qui met en forme le texte et les illustrations, construit des archives, offre des moyens de recherche et accueille les commentaires d’autres internautes ». On retient ici l’usage courant, le mot blog — tiré des équivalents : web log ou weblog.
Sur les blogs donc, sont diffusés une infinité d’opinions, de documents, de photographies, de montages, de vidéos et un nombre incommensurable de textes de statuts différents sans qu’une autorité, autre que celle attribuée aux fournisseurs d’accès, aux serveurs hébergeurs [2], n’intervienne. Tous, citoyens, enfants ou adultes, essayistes, artistes, journalistes, enseignants, personnalités politiques, etc. peuvent ainsi contribuer à la dissémination d’informations de toute sorte et de toute nature. Si les blogs sont des outils d’expression libre et interactive, ils intriguent (et ce qui dit déjà l’ambivalence dans l’intervalle des verbes “questionner” et “manigancer”). Ils soulèvent effectivement certains problèmes tant pour ce qui concerne la protection de la propriété intellectuelle [3] que les atteintes à la vie privée.
En se proposant d’agir pour rendre la blogosphère plus transparente, les députés européens s’engagent dans une voie controversée, celle de la régulation non des comportements et des conduites, mais des formes de la pensée et de l’idée. Car les blogs sont le support d’opinions de toute sorte. La multiplicité des blogs ne peut être niée de ce point de vue. Néanmoins, un blog personnel ou collectif ne peut être considéré de la même manière qu’un site dépendant d’un organe de presse. Il ne peut non plus être situé sur le même plan qu’un site commercial qu’il soit ou non animé d’intentions publicitaires ou lobbyistes.
L’objectif de la Commission serait alors de limiter par un ensemble de normes juridiques, l’activité des blogs et d’empêcher leur prolifération alors que, d’une certaine façon, ces supports sont aussi ceux de la contestation politique [4]. Ces limites supposeraient la définition d’infractions ou bien elles pourraient servir les actions en justice, justifier des poursuites comme exiger le respect d’un droit de réponse. Ce dernier élément est déjà admis en France et la qualité interactive de bien des blogs s’en ressent. Mais les blogs ne sont pas autre chose que l’expression publique d’opinions individuelles. C’est cette dimension publique qui fait l’expression, c’est cette dimension publique qui appelle la répression. Pourtant, à l’instar de certains films, nul n’est obligé de s’y connecter, de le consulter. Si ce sont les moteurs de recherche généralistes qui ouvrent les portes sur les blogs et qui y conduisent, il n’y a pas d’obligation pour le lecteur-internaute de s’en approprier l’information. Ceci n’empêche pas les juges de reconnaitre les responsabilités des auteurs-éditeurs jusqu’à apprécier la force des "liens" effectués d’un site à un autre, selon la notoriété de l’un et/ou de l’autre... L’exposé des motifs de ce rapport apporte ainsi quelques indications sur les objectifs d’une incursion dans le domaine de la communication : « le statut indéterminé et non signalé des auteurs et diffuseurs de blogs entraine des incertitudes en matière d’impartialité, de fiabilité, de protection des sources, d’application des codes d’éthique et de détermination des responsabilités en cas de poursuites en justice ». Au fond, ce sont les responsabilités qui doivent être déterminées [5].
Si l’on peut concevoir que l’Europe doit s’engager pour protéger la vie privée des citoyens et des personnalités publiques [6], encore devrait-elle dans ce cadre distinguer entre le statut et la finalité des informations délivrées par le biais d’internet. S’agit-il toujours d’informations ? Comment construire un cadre unique pour les blogs étant donnée la diversité de leurs auteurs, de leurs formes et de leurs contenus ? En bref, comment appréhender d’un seul bloc les blogs ?
Ainsi est-il demandé que « soit clarifié le statut juridique de différentes catégories d’auteurs et de diffuseurs de blogs ainsi que la divulgation des intérêts et la labellisation volontaire des blogs ». Le thème des blogs serait indistinctement lié à celui des médias. Le dit rapport évoque l’institution d’un “médiateur indépendant des médias” pour tous les Etats membres et incite à la rédaction d’une “charte de la liberté des médias en Europe”. Ceci est assez révélateur d’une orientation des travaux parlementaires vers le contrôle des opinions, expressions, communications... Mais en ces quelques allusions, on pourrait penser que le rapport concerne principalement les blogs à vocation éditoriale ou journalistique. La difficulté serait alors de les dissocier de l’ensemble des blogs personnels et de repérer les sites organiques. Sans doute, au-delà des normes de droit pénal, l’application du droit en matière de diffamation, de diffusion de fausses nouvelles, de rumeurs infondées, d’injures et insultes, etc. peut connaître des variations importantes selon les systèmes juridiques et nécessiter une certaine harmonisation. Toutefois, les blogueurs ne sont pas tous des journalistes... or, s’ils le sont, leur indépendance doit être garantie.
Partant ici du principe que les lecteurs-internautes des blogs seraient à même de faire les tris nécessaires entre les informations glanées et s’avèrent de fait en eux-mêmes responsabilisés, capables de douter du statut de la communication ou de son statut, serait-ce alors que les blogs dérangent ? Les distinctions sont indispensables. Quel rapport y a-t-il entre le lycéen qui s’épanche sur lui-même, l’étudiant qui s’évertue à rassembler de la documentation et à les partager sur une matière donnée, la famille qui adresse de ses nouvelles aux amis éloignés, l’inconnu sous pseudonyme qui livre son journal intime, l’artiste qui expose ses oeuvres sur la Toile, le journaliste qui agrémente les informations qu’il détient de l’expression de ses propres opinions, le photographe non professionnel qui dévoile ses derniers clichés, le juriste en herbe qui s’essaie à proposer de nouvelles analyses, etc. ? Est-il dès lors possible d’envisager une réglementation qui les alignerait sur un seul et même modèle ?
En France, les enfants, les adolescents ont été les premiers concernés par ce désir politique de limitation de l’usage des blogs. Ce sont les collégiens et les lycéens qui ont été visés [7]. Deux propositions de loi récentes visant à dispenser une initiation pédagogique et juridique sur l’utilisation d’internet dans les établissements d’enseignement secondaire [8], avaient ainsi évoqué les risques d’infraction à la loi relevant, au-delà du téléchargement illégal, d’autres pratiques comme la mise en ligne sur les blogs ou dans les forums, de propos diffamatoires ou encore d’atteintes au droit à l’image. Certaines notes de service diffusées officiellement mais non publiées ont attiré l’attention des membres de la communauté éducative sur les blogs tenus par les adolescents, ces propositions avaient pour but de « faire prendre conscience aux élèves de la responsabilité qui est la leur lors de la publication d’informations ou d’opinions sur les réseaux » [9]. L’objectif affiché est d’empêcher ces travers, mais ne risque-t-il pas d’en dépasser les données ?
Une intervention législative serait moins aisée dans d’autres sphères, mais elle n’est nullement exclue.
Déjà le fait que certains fonctionnaires usaient de blog avait attiré l’attention des parlementaires. Regrettant que toutes les questions écrites posées sous la précédente législature se sont vues effacées, le sénateur J.-L. Masson réitèrait la sienne en évoquant une nécessaire réglementation des « blogs » tenus par des fonctionnaires [10]. Faisant état du devoir de réserve d’un fonctionnaire il s’inquiétait de savoir dans quelle mesure celui-ci pouvait « y étaler ses états d’âme quant au fonctionnement de l’administration à laquelle il appartient ». Dans sa réponse, le secrétaire d’Etat chargé de la fonction publique soulignait la nécessité de concilier cette obligation avec la liberté d’opinion. Renvoyant à la jurisprudence du Conseil d’État et rappelant le rôle de l’autorité hiérarchique en la matière, il notait que « dans le cas particulier du web log ou blog, qui peut être défini comme un journal personnel sur internet, la publicité des propos ne fait aucun doute. Tout dépend alors du contenu du blog. Dans ses écrits, le fonctionnaire auteur doit observer, en effet, un comportement empreint de dignité, ce qui, a priori, n’est pas incompatible avec le respect de sa liberté d’expression » [11]. Mais au delà de la sphère administrative, en posant une question au ministre de la culture et de la communication [12] —, le député P. Morel-A-L’Huissier soulevait lui un tout autre problème, celui plus insidieux et plus général de l’absence de déontologie des blogs [13]. Il s’indignait : « de plus en plus de blogs sont utilisés comme des outils de propagande ou de diffusion de fausses rumeurs ». Il demandait alors « si la création de labels (blog commercial, blog politique, blog personnel, etc.) en matière de blogs [était] envisageable ». Ne serait-ce pas là un moyen de cantonner chaque blog dans un domaine précis lui interdisant quelque peu toute possibilité d’évolution, toute velléité d’interdisciplinarité ? A lire le rapport précité, on semble se diriger vers cette solution...
Dans la mesure où se développe en parallèle, dans tous les Etats et en France en particulier, une tendance aggravée à la mainmise du Pouvoir sur les canaux d’information, organes de presse et secteur audiovisuel, comment appréhender cette orientation vers la surveillance et le contrôle des opinions sans s’interroger sur le risque d’un formatage des pensées ?
[1] JO 20 mai 2005.
[2] lesquels ne voudraient pourtant pas la détenir...
[3] Cf. en France, L. n° 2006-961 du 1er août 2006 relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, JO 3 août 2006. V. aussi, comme l’a signalé F. Rolin par là sur son blog, l’avis du Conseil d’Etat dont la teneur partielle est évoquée par ici.
[4] Est-il besoin de rappeler combien certains blogs ont contribué à une lecture critique d’un traité portant Constitution pour l’Europe ?
[5] V. sur le site de Maître Eolas, entre autres textes sur le thème : Blogueurs et Responsabilité Reloaded.
[6] tout en signifiant que d’autres domaines seraient plus pertinents — comme celui du fichage généralisé des individus...
[7] Cf. art. L. 511-2 du Code de l’éducation : « Dans les collèges et les lycées, les élèves disposent, dans le respect du pluralisme et du principe de neutralité, de la liberté d’information et de la liberté d’expression. L’exercice de ces libertés ne peut porter atteinte aux activités d’enseignement ».
[8] de C. Decocq et al., n° 3098, 18 mai 2006 - AN ; de F. Vansson, n° 466, 5 décembre 2007 - AN.
[9] V. par ex. Question/Réponse - AN - Y. Lachaud, n° 79414, q.29/11/2005 -r.24/01/2006, et M. Ramonet, n° 66222, q.31/05/2005 - r.09/08/2005, à propos des blogs d’élèves.
[10] Question/réponse n° 01709, JO Sénat q.30/08/2007 - r.17/04/2008.
[11] Etant entendu que la qualité de l’information donnée sur un blog personnel est tenue pour dérisoire : CE, réf. 5 janvier 2006 , Raphael A., req. 288758 : « de simples indications mentionnées sur le “blog” publié par voie d’internet du directeur général de la SNCF ne constituent pas une décision administrative susceptible de porter par elle-même atteinte à une liberté fondamentale ».
[12] sans réponse à ma connaissance, donc peut-être déclassée...
[13] Question n° 95897, JOQ06/06/2006.