Le 5 avril 2011, par Geneviève Koubi,
Après la circulaire du Premier ministre du 2 mars 2011 relative à la mise en œuvre de la loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public [1] , une autre circulaire en date du 31 mars 2011, émanant du ministre de l’intérieur, seul, vient expliquer comment appliquer la loi du 11 octobre 2010 en ce qui concerne les prolégomènes à la matière pénale. Les instructions sont adressés aux agents du ministère de l’Intérieur et aux forces de l’ordre par l’intermédiaire des préfets.
Révélée par Le Figaro, qui prend encore une fois la couleur d’un journal officiel officieux [2], cette circulaire a donc pour but d’indiquer aux forces de sécurité comment « verbaliser » les quelques récalcitrants à la loi en pointant contravention et délit. Elle sonne étrangement à l’heure d’un débat engagé contre quelques-uns des principes directeurs d’une République laïque comme ceux de l’égalité et de l’interdiction des distinctions fondées sur la religion (art. 1er Const.).
Afin de légitimer cette intervention textuelle, le ministre de l’intérieur prend soin de citer, outre la loi, la décision du Conseil constitutionnel du 7 octobre 2010 [3] par laquelle, justement, la question religieuse a été formellement introduite dans les modes d’appréhension de la loi du 11 octobre 2010.
Se dissimuler le visage relève de la contravention, forcer à la dissimulation du visage est un délit. La dissimulation doit d’abord, (surtout ?), empêcher l’identification immédiate de la personne pour que contravention et, le cas échéant, délit soient constatés ; dès lors le foulard ou l’écharpe, les lunettes ou le casque, n’entrent pas en ligne de compte ; l’objet visé est « un vêtement qui ne laisserait apparaître que les yeux d’une personne ».
En 9 pages, la circulaire donne le détail des situations devant lesquelles les ‛forces’ de l’ordre pourraient se trouver en répétant les dispositions de la loi comme celles de la circulaire du 2 mars 2011 ; elle le fait en distinguant contravention et délit, le premier signifiant un constat direct, le second exigeant une enquête.
Plusieurs points doivent être soulignés quant à un défaut de réflexion approfondie :
● Le premier concerne l’approche de la notion d’espace public. Pour le ministre, cette notion est suffisamment claire. Or, c’est loin d’être le cas. Si la détermination des ‛voies publiques’ « n’appelle pas de commentaire particulier » et si l’on admet aisément que les locaux affectés à un service public comme les moyens de transport soient directement concernés, il est quelque peu surprenant que voir les commerces situés sur un même plan que les jardins publics. Il est difficile de ranger dans ce cadre les « entreprises de tendance » ou "entreprises identitaires" [4] dont relèvent parfois les restaurants qui ont justement pour objet le respect des prescriptions religieuses [5]. On pourrait même extrapoler au-delà en signifiant que toute réunion réalisée dans un espace privatif relèverait de l’espace public si l’invitation s’avérait suffisamment générale...
La circulaire du Premier ministre du 2 mars 2011 avait ouvert la boite de Pandore en estimant que tous les lieux ouverts au public en relevaient, y intégrant même les lieux de culte. Le ministre de l’intérieur, lui, s’arrête sur cette dernière localisation. Il précise : « Ne saurait … être verbalisée la personne qui se trouve dans un lieu de culte pour la pratique de sa religion. » Le possessif révèlerait-il une possible vérification de la religion de la personne concernée ? La demande adressée aux ‛forces de sécurité intérieure’ de ne pas trop effectuer de contrôle aux abords des lieux de culte ne permet pas d’atténuer la portée d’une telle affirmation...
La liste, non exhaustive, présentée des lieux « privés » permettrait peut-être de nuancer ces observations. En effet, le ministre signale que les lieux « dont l’accès est réservé à une catégorie de personnes remplissant une condition particulière » sont des lieux privés. Mais l’exemple proposé outre le domicile, les chambres d’hôtel, n’est en rien spécifique ; celui des locaux d’une association dans la partie « non dédiée à l’accueil du public » exigerait que soient matérialisées les délimitations entre le champ privé et le terrain public, laissant alors supposer que seuls les espaces affectés à l’administration de l’association en cause seraient privatifs. Reste que, comme cela avait déjà été noté dans la circulaire du 2 mars 2011, la voiture est un lieu privé. De plus amples spécifications, tenant par exemple aux autres systèmes de droit, aux droits en vigueur dans les pays étrangers, n’auraient-elles pas été utiles ?
● Le deuxième aborde certaines données relevant du droit des étrangers. Quelques rappels sont inutiles comme celui concernant les « cérémonies d’accueil dans la nationalité française », l’interdiction de la dissimulation du visage allant presque de soi puisque même le port d’un foulard est considéré comme inopportun et que le lieu dans lequel elles se déroulent relèvent des espaces publics administratifs ; il en est de même de la précision exposée à propos de l’entrée sur le territoire au passage des frontières, l’identification de la personne étant exigée.
● Le troisième explique aux ‛forces’ et autorités compétentes comment réagir aux dissimulations du visage empêchant une identification et, surtout, comment les verbaliser et les constater pour procéder aux interpellations.
« S’agissant d’une contravention, il n’est pas exigé d’intention délictueuse ». Le tout serait de constater que l’on ne peut identifier la personne en cause. La vérification de l’identité de la personne à l’aide d’une carte ou d’un permis demande à ce qu’elle découvre son visage. Le PV doit donc mentionner si elle a obtempéré ou si elle s’est refusé à le faire. En cas de refus, elle peut même être conduite au poste de police... Toutes les précautions exposées par le ministre à l’occasion de ces contrôles seront-elles suivies ? Demander aux agents de faire preuve de ‛discernement’ quant aux contextes de ces contrôles revêt-il un sens lorsque politique du chiffre et culture du résultat se combinent ? Quoiqu’il en soit, seule la procédure de vérification de l’identité de la personne est présentée (en deux formes) comme relevant des contraintes qui peuvent être exercées par les forces de l’ordre. Même si le ministre indique qu’elles ne disposent pas du « pouvoir de lui faire ôter le vêtement qui lui dissimule le visage » [6], ces modalités l’approchent inévitablement.
Resterait à savoir si, à terme, le refus qui leur serait fermement opposé pourrait être considéré comme un « outrage » ou comme un acte de « rébellion ».
Le temps imparti pour toutes ces activités de contrôle, de verbalisation, de persuasion, etc. est de quatre heures. N’y aurait-il pas fallu ajouter une condition ne serait-ce que par rapport à d’autres actions qui seraient à mener pendant ce temps ?
● Le quatrième point soulève la question de ce qui pourrait être un délit d’imposition de la dissimulation du visage, celui-ci s’entend dans tous les espaces, publics et privés. Cette mention paraît anachronique puisque sont principalement visés les menaces, les abus de pouvoir, les moyens de pression sur une ou des personnes qui se trouverai/ent, à cause de cela, en instance d’être verbalisée/s. Situer dans un même temps le fait et l’agissement accroît les confusions. Si l’intention délictueuse ne peut être signifiée pour le port du vêtement en cause, elle est indéniable en ce domaine.
Pour le ministre, il s’agit d’« agissements d’une particulière gravité qui justifient une action déterminée et vigilante des forces de l’ordre ». Aucun autre développement n’est présenté à ce propos. Le ’vide’ qui en ressort s’interprèterait comme attribuant aux agents la possibilité d’un choix quant aux poursuites à engager, ce choix frôlant alors l’arbitraire. Il aurait pourtant été logique de développer le constat de ce délit à partir des explications données par les verbalisé(e)s quant au refus de retirer le vêtement en cause. En dissociant ces deux types de situations, le ministre invite-t-il les agents de la force publique à opérer des enquêtes sur les modes de vie de certaines catégories de personnes ?
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En définitive cette circulaire n’apporte rien de neuf quant à la mise en œuvre d’un texte de loi aux contours extensifs... En quelque sorte, elle ne ferait qu’infantiliser un peu plus les agents affectés à la voie publique en leur signalant les attitudes et comportements à adopter quand une personne s’engage dans les espaces publics la figure couverte ou masquée. Aucune description n’est, en effet, proposée pour poursuivre ceux qui imposeraient ces accessoires, ceux-là mêmes dont les « agissements (sont) d’une particulière gravité »... Mais n’y a-t-il pas là une désignation des limites d’une circulaire émanant du seul ministre de l’intérieur ? Faudrait-il comprendre qu’une circulaire de la part du ministre de la justice viendrait compléter le tableau ?
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Il n’en reste pas moins que la mise en valeur de cette circulaire par la presse est liée à la conjoncture difficile qui entoure un débat mal engagé au sein d’un seul parti, d’un débat sur la laïcité détourné par l’attention portée à une seule religion.
Il est possible de se demander si elle n’a pas eu pour objet de masquer la survenance d’autres circulaires, de circulaires datées du 28 mars 2011 toutes relatives à l’application de la loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (LOPPSI) dont voici la liste, à la rubrique « intérieur » sur le site circulaires.gouv.fr, cette liste commençant par une Présentation générale de la LOPPSI : Circulaire d’application de la LOPPSI en ce qui concerne la prévention de la délinquance ; Circulaire d’application de la LOPPSI en ce qui concerne les pouvoirs de police administrative ; Circulaire d’application de la LOPPSI en ce qui concerne le Conseil national des activités privées de sécurité (CNAPS) ; Circulaire d’application de la LOPPSI en ce qui concerne les pouvoirs de police judiciaire ; Circulaire d’application de la LOPPSI en ce qui concerne l’amélioration de la sécurité routière.
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[1] V. sur Droit cri-TIC, « A visage découvert ».
[2] V. aussi, sous un intitulé bien trop grand pour le contenu : « Voile intégral : une circulaire détaille les consignes aux forces de sécurité ; et, Voile intégral : Claude Guéant a envoyé la circulaire d’application aux préfets.
[3] V. S. Slama, Dissimulation intégrale du visage : le Conseil constitutionnel se voile la face (CC n° 2010-613 DC du 07 octobre 2010, Loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public),« Validation de la loi interdisant la dissimulation intégrale du visage dans l’espace public, sous réserve des lieux de culte ouverts au public ».
[4] CEDH 5e sect., 23 septembre 2010, Obst c. Allemagne (1re esp.), req. n° 425/03 et Schüth c. Allemagne (2e esp.), req. n° 1620/03, note J. Couard, RDT 2011 p. 45.
[5] V. aussi, dans un sens plus général, P. Waquet, C. Wolmark, « Convient-il d’interdire le port de signes religieux dans l’entreprise ? », RDT 2009 p. 485.
[6] A la force de l’imposition de la dissimulation du visage, il est impossible d’user de la force pour faire appliquer l’interdiction de la dissimulation du visage, - sauf si force de loi ?