Le 22 janvier 2008, par Geneviève Koubi,
Si la décision du Conseil constitutionnel du 15 novembre 2007 à propos de la loi relative à la maîtrise de l’immigration, à l’intégration et à l’asile a fait l’objet de différentes analyses, si la HALDE a estimé que bien des dispositions de cette loi sont discriminatoires, la question d’une utilisation des « critères ethniques » pour divers traitements de données demeure toujours et encore posée…
L’obscure clarté de la décision du Conseil constitutionnel du 15 novembre 2007 à propos de la loi relative à la maîtrise de l’immigration, à l’intégration et à l’asile, n’a nullement fait en sorte que les précédentes études ou enquêtes scientifiques destinées à évaluer les mouvements de population ou à guider la compréhension des phénomènes sociaux en usant de « données sensibles » et se réalisant à partir de données à caractère personnel incluant des critères raciaux, donc ethniques, religieux ou culturels, deviennent caduques… Elle n’a pas non plus eu pour conséquence d’interdire la réalisation de nouvelles études prétendument destinées à mesurer les discriminations en utilisant ces mêmes données. Il ne suffit pas d’affirmer que « si les traitements nécessaires à la conduite d’études sur la mesure de la diversité des origines des personnes, de la discrimination et de l’intégration peuvent porter sur des données objectives, ils ne sauraient, sans méconnaître le principe énoncé par l’article 1er de la Constitution, reposer sur l’origine ethnique ou la race » pour que les unes soient retirées et les autres abandonnées (ce d’autant plus l’inconstitutionnalité de la disposition retenue ne repose pas sur cet argument).
De plus, certains critères de classification demeurent inchangés parce qu’ils sont pensés « objectifs » alors même qu’ils ne démontrent rien. C’est notamment le cas du nom ou plus précisément de la consonance du nom, du prénom et plus exactement de l’origine supposée du prénom, des date et lieu de naissance, du domicile. En effet, pouvant être modifié à la suite d’un mariage ou d’une procédure de changement de nom, voire d’une adoption, le nom ne dit rien quant à l’origine de la personne ; le choix du prénom d’un enfant par les parents n’en dit pas plus tant les effets de mode interfèrent accusant une préférence pour Aïcha plutôt que pour Cunégonde ; il en est de même de la naissance ou du domicile.
Ce qui dérange est le décalage entre la finalité affichée et la raison pratique des recherches et des enquêtes proposant ou reposant sur des critères « ethniques » et invitant ainsi à la constitution de statistiques ethniques (et faut-il rappeler que le Centre d’analyses stratégiques avait organisé un colloque sur ce thème le 19 octobre 2006 ?).
La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) avait auparavant noté que, comme les chercheurs de la plupart des institutions (sauf ceux relevant de l’INSEE), elle ne pouvait pas réaliser d’études, d’enquêtes ou de traitements dont l’une des mesures d’analyse était l’origine ethnique des personnes, du moins sans avoir à recueillir leur consentement ; elle avait regretté, même si une enquête revêtait un « intérêt public » au sens de la loi, devoir rester soumise à autorisation — certes cette fois sans avoir à solliciter le consentement des personnes. La CNIL avait alors signalé que cette disposition excluait toute recherche au bénéfice des entreprises privées qui pouvaient alors paraître désireuses de lutter contre les discriminations. Elle tenait à préciser que le dispositif (qui fut précisément invalidé par le Conseil constitutionnel) n’avalisait en aucune manière la création d’un référentiel ethno-racial.
En une première lecture de la décision du Conseil constitutionnel du 15 novembre 2007, le président de la CNIL, Alex Türk avait posé la question de la validité de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés en ce qu’elle autorise le traitement de données à caractère personnel dans des cas précis — qui ne rejoignent pourtant en aucune manière la demande préalablement exposée par la CNIL. A. Türk s’inquiétait alors de savoir si la loi devenait de facto inconstitutionnelle … alors même que l’article 8 I de cette loi dispose : « Il est interdit de collecter ou de traiter des données à caractère personnel qui font apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques, les opinions politiques, philosophiques ou religieuses ou l’appartenance syndicale des personnes, ou qui sont relatives à la santé ou à la vie sexuelle de celles-ci. »… L’interrogation paraissait déplacée ; elle était aussi inopportune tant en considérant le nombre de dispositions réglementaires autorisant la constitution de fichiers comportant de telles caractéristiques qu’au vu du nombre de lois inconstitutionnelles, au sens strict et non au sens « positiviste » du terme, qui s’intègrent dans l’ordre juridique français.
Or, plus que tout, l’inquiétante qualification de l’origine comme « ethnique » et distinguée de la race, mot lourd de présupposés – par le Conseil constitutionnel — accroît la perplexité quant au maintien de ces méthodes d’estimation des demandes de reconnaissance de soi et non des revendications identitaires, puisque tout traitement de données à caractère personnel collectées pour des finalités déterminées, explicites et légitimes, ne doit pas être utilisé pour prendre des décisions à l’égard des personnes concernées (art. 6 de la loi de 1978). Une autre question mériterait alors d’être posée : la mention de l’origine, de la race, de l’ethnie ou de la religion est-elle effectivement « nécessaire » dans les différentes études envisagées en matière démographique et dans les enquêtes menées au nom de la lutte contre les discriminations ? Le débat à ce propos qui, durant la fin des années 1990, avait cours parmi les démographes, notamment entre H. Le Bras et M. Tribalat, n’est donc toujours pas clos… Tandis que Michèle Tribalat retenait les critères de l’appartenance ethnique (à partir de la langue maternelle) et celui de l’origine ethnique (établie suivant le lieu de naissance) pour évaluer le phénomène de la discrimination, Hervé Le Bras dénonçait le « démon des origines » en rappelant la force du principe d’indifférenciation républicain.
Comment au sein de l’Institut national d’études démographiques (INED) dont les thèmes de recherches s’articulent autour des composantes de la croissance des populations (fécondité, mortalité, migrations) et des mouvements démographiques, les chercheurs et enquêteurs peuvent-ils affirmer que les questions posées lors des études antérieures, de celles alors en cours et d’autres encore envisagées, n’étaient pas discriminantes ? Même si elles se coulaient dans un moule aléatoire relevant de l’ordre du ressenti, de l’éprouvé ou du vécu des enquêtés, ces questions qui font référence à la couleur de la peau ou à l’origine nationale, territoriale ou régionale, ne sont-elles pas en elles-mêmes quelque peu ambiguës ? Si anonymat et consentement personnel empêchaient la stigmatisation de chacun, une construction insidieuse de catégories ethno-raciales ressort indubitablement de ces études. Elle suppose à terme l’enfermement des individus dans une de ces catégories en niant la pluralité des référents, la complexité des origines, les dimensions de la diversité comme toutes les formes de métissage culturel.
De fait, la décision du Conseil constitutionnel n’entrave pas les enquêtes déjà engagées ni les travaux de recherche prochains sur la composition des identités ou des communautés comme de l’intensification des discriminations ; elle n’interdit pas l’énoncé de questions dépourvues de nuances. Sans aucun accommodement, aucune combinaison, faudra-t-il répondre noir ou blanc à l’enquêteur, comme pile ou face à l’employeur, bien ou mal à l’inspecteur et vrai ou faux à l’instituteur… La petite phrase du Conseil constitutionnel ne forme qu’un faible rempart contre les thèses différentialistes qui s’annoncent de plus en plus prégnantes…
D’un certain sens, bien plus que ces données sensibles à caractère personnel, les mesures sociales et économiques tenant compte des ressources et des situations socioprofessionnelles ne devraient-elles pas retenir l’attention des chercheurs et des enquêteurs ? N’étaient-elles pas les premières retenues quand les discours des pouvoirs publics cherchaient encore à remédier aux défauts d’une application du principe d’égalité et à renforcer les liens de solidarité plutôt que confirmer les inégalités et envisager la graduation des différenciations selon les efforts individuels fournis par chacun au détriment de la dynamique solidaire ? Montreraient-elles que la question des discriminations est indéfectiblement liée à celle des statuts sociaux ou professionnels ? Signifieraient-elles que, plus que l’origine ou l’ethnie, c’est l’entourage et l’environnement qui seraient à la source des difficultés rencontrées par les familles et les individus ? Mais encore, est-il indispensable de reproduire les méthodes appliquées dans d’autres pays, d’imiter les autres États qui usent de tels critères ? Ne serait-il pas temps de rappeler qu’ils le font non pour enraciner dans leur système de droit le principe de l’égalité de tous les êtres humains « en dignité et en droits » (selon la formule de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948) mais pour envisager des mesures d’affirmative action ou de discrimination positive et justifier ainsi des modulations quant à l’application des règles de droit incontestablement promotrices de différenciations problématiques.
La finalité de ce considérant isolé dans la décision du Conseil constitutionnel du 15 novembre 2007 n’est donc pas d’interdire les catégorisations générales des individus à raison de leur origine ; elle est de faire croire au maintien d’une certaine conscience quant à la priorité à accorder aux droits de l’homme dans un système de droit qui subit une série de chambardements et qui les met à mal. En sont des illustrations, outre les dispositions relatives à l’entrée et au séjour des étrangers en France – sans oublier que la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) a relevé le 17 décembre 2007, entre autres dispositions discriminatoires de la loi relative à la maîtrise de l’immigration, à l’intégration et à l’asile du 20 novembre 2007, « l’identification par les empreintes génétiques des enfants entrant sur le territoire dans le cadre du regroupement familial » —, les dispositifs de libéralisation des prestations de service public (franchises médicales), l’évolution de la censure et de son corollaire l’autocensure dans les médias, l’extension de la panoplie des délits, l’aggravation des mesures privatives de liberté, la variabilité de la notion de dangerosité, la remise en cause du droit du travail sous l’égide du MEDEF, l’atteinte au droit de grève par l’exposition d’un service minimum jusque dans les écoles, le développement du recours à la vidéosurveillance, etc.….
Suivant cette lancée, maintenant que la transcendance divine a trouvé les moyens de s’insérer dans les lectures du droit, au prétexte d’une illumination subite et d’un distinguo entre le bien et le mal que soi-disant les instituteurs ne sauraient développer devant leurs élèves, bientôt les théories de l’évolution risquent d’être bannies des réflexions scientifiques en renforçant le discours de la différence incompressible. La vigueur des sciences cognitivistes en sera redoublée ; car, à partir des tableaux ainsi établis, pourraient être tracées des grandes lignes comportementalistes propres à chaque catégorie et donc, transposables à chaque individu selon des traits dominants qu’il laisserait transparaître malgré lui…
Tant de choses encore à ajouter, tant et tant et tant de mesures souvent avec ce bandeau : « à titre expérimental » … ce qui couvre le « risque de l’illégal », … tant et tant et tant de mesures nouvelles, expérimentales ou non, légales ou non… qui rognent chaque fois un peu plus le champ de nos droits et nos libertés !