Le 8 février 2014, par Geneviève Koubi,
A l’attention des étudiant.e.s M1 Paris 8 - Cours : Droit et diversité culturelle.
L’approche de la diversité culturelle exigerait de penser au préalable l’unité du corps social - quelles que soient les questions culturelles qui pourraient surgir, religieuses ou linguistiques, régionales ou minoritaires. L’idée de diversité culturelle ne doit pas s’enfermer dans la définition donnée à l’article 2 de la Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle du 2 novembre 2001 : « Dans nos sociétés de plus en plus diversifiées, il est indispensable d’assurer une interaction harmonieuse et un vouloir vivre ensemble de personnes et de groupes aux identités culturelles à la fois plurielles, variées et dynamiques. Des politiques favorisant l’intégration et la participation de tous les citoyens sont garantes de la cohésion sociale, de la vitalité de la société civile et de la paix. Ainsi défini, le pluralisme culturel constitue la réponse politique au fait de la diversité culturelle. Indissociable d’un cadre démocratique, le pluralisme culturel est propice aux échanges culturels et à l’épanouissement des capacités créatrices qui nourrissent la vie publique ». Les théories de la diversité culturelle oscillent entre multiculturalisme et pluriculturalisme.
Or multiculturalisme et pluriculturalisme ne sont pas des termes identiques, ils ne sont pas “synonymes”. L’antonymie entre ces deux mots est discernée en ce qui concerne non exclusivement la définition présupposée de la culture - et, par là, du domaine des droits culturels qui pourraient y être associés -, mais aussi par rapport à la compréhension et à la lecture des droits de l’homme. Rattachés à une notion indéterminée de “culturalisme” déjà empreinte d’une série de sous-entendus problématiques, les préfixes pluri- et multi- augurent de conceptions différentes de la culture comme des droits de l’homme. Les préfixes sont préfigurateurs de politiques publiques évoluant entre la connaissance de l’unité du corps social et la recherche de cohésion sociale. Se profile progressivement la fragmentation de la société civile en communautés distinctes - ce qui conduit à appréhender l’individu non comme un citoyen mais comme adepte d’un groupe... culturel [1].
Des préfixes : multi- et pluri-
Tout préfixe, en tant qu’il est placé devant le radical d’un mot, donne naissance à un nouveau mot qui détient une signification différente du mot originel. L’existence de deux préfixes distincts, multi- et pluri-, indique que le sens du mot initial, -culturalisme, est à chaque fois modifié. Elle empêche la substitution de l’un à l’autre. Les acceptions du multi-[culturalisme] ne recouvrent pas les valeurs portées par le pluri-[culturalisme]. L’interchangeabilité entre ces termes, telle qu’elle est recherchée dans les discours politiques et juridiques, apparaît donc inappropriée.
● multi-
Le préfixe multi- se comprend suivant une approche quantitative. Il implique la création d’un multiplicateur différencialiste. Il signale l’existence d’éléments singuliers qui s’accumulent et qui se juxtaposent les uns aux autres sans qu’il y ait nécessairement entre eux des liens, liaisons ou combinaisons. Il renvoie à une notion de “multitude” qui, fondée sur l’énoncé de dissemblances variées, privilégie la portée du “nombre”. Cette attention portée à la “quotité” fait que la somme obtenue ne s’analyse pas comme un “ensemble”. Le regroupement des éléments se réalise par strates : il nécessite une catégorisation différencielle.
Suivant cette perspective, le multiculturalisme préconise la constitution de “groupes culturels” spécifiques dont les traits distinctifs sont déterminés à l’aide de références externes (issues de pensées majoritaires qui déterminent “l’altérité”) et selon des thèses internes (repliées sur des “appartenances” dites communautaires ou identitaires). Le multiculturalisme relie ainsi dans un espace donné, territorial notamment, plusieurs catégories de personnes réunies en autant de groupes dont les caractéristiques sont ordonnées à partir d’une certaine perception de la “culture” - que celle-ci soit entendue comme un modèle de normes ou comme un système de valeurs. Cette prédétermination institutionnalise le groupe “homogène” - ce qui restreint les espaces d’action de l’individu qui répond aux qualifications et aux attributs retenus et qui est désigné de facto comme appartenant à ce groupe sans avoir nécessairement exprimé un tel choix. Dans un espace territorial donné et dans l’ordre juridique correspondant, le groupe constitue une catégorie de population, une communauté. Dans la logique portée par l’idéologie sous-jacente au multiculturalisme, le groupe en cause ne peut être appréhendé comme une catégorie de personnes que si le discours juridique intervient à l’appui de certaines politiques sociales d’affirmative action fondées sur la détermination des quotas réparateurs des inégalités sociales et culturelles par la plupart des acteurs de la société civile et par les pouvoirs publics. L’approche est indéniablement quantitative puisque c’est au nombre - parfois sous l’apparence des pourcentages - qu’il est fait référence.
La multiplicité ne tient pas compte de l’unité contenue dans l’expression de la diversité sociale et culturelle. Ce qui est dit “multiforme” est ce qui se présente sous des formes variées, sous des états différents, sous des aspects divers, tous isolés et tous nombreux. Les divisions sociales et culturelles suscitées par cette approche font que chaque groupe compris comme une “communauté” ou évoqué comme une “catégorie de population”, devient un des éléments d’une autre forme de multitude renvoyant à une totalité factice ou artificielle qui ne peut être ni le peuple, ni la nation, ni le corps social mais un agglomérat de groupes réunissant chacun des individus “identiques” sous une même bannière. Le groupe devient un des éléments de la multitude. L’absence de détermination d’un ensemble unitaire, unificateur et non uniforme, c’est-à-dire d’une entité “solidaire”, suppose que la différenciation dont le préfixe multi- rend compte s’inscrit dans un cadre qui expose la variété des éléments - ceux-ci étant considérés comme des composants.
En quelque sorte, alors que le multi- prône la “réunion”, le pluri- préconise l’“assemblée”.
● pluri-
Le pluriel est un des enchaînements symboliques de la représentation du “corps social”, société ou association politique, le préfixe pluri- désigne un facteur unificateur. Il signale l’existence d’une entité globalisante qui comporte plusieurs éléments certes distincts et pourtant liés ou rassemblés dans un ensemble général unique et unitaire. Par la pluralité dans laquelle il opère, il retrace la diversité des éléments constitutifs d’une entité organisée dans l’interdépendance et la solidarité sans avoir recours à des modalités de classement arbitraire (i.e. négateur du libre arbitre ou libre choix de l’individu), ni à des formes de classification différencialiste.
Paradoxalement, l’idée de “pluralité” présente une profonde unité. La préfixation pluri- indique que la pluralité qui en ressort n’est pas le résultat d’une “addition” conduisant à une juxtaposition d’éléments différents ; elle rend compte d’une “fusion” intégrative de tous ces éléments dans un cadre général sans les formater ou les uniformiser au préalable. Elle fonde la diversité en ce qu’elle évite les rapprochements rudimentaires par contiguïté ou similarité ; elle impulse un mouvement dynamique puisqu’elle est une force constante et continue d’interaction entre tous les éléments, groupes ou individus. La reconnaissance de ces échanges apparaît ainsi dans l’espace social et culturel comme une des données de base de la notion de solidarité - et, d’une certaine manière, suivant les raisonnements révolutionnaires initiaux, de la notion de “fraternité”.
Pluralité et diversité vont de pair. Dotée d’une mobilité substantielle, la diversité qui innerve la fonction signifiante du pluri-[culturalisme] est la propriété caractéristique de tout “ensemble” : elle exclut la procédure qui fonde les approches quantitatives et désigne un processus qui soutient l’approche qualitative. Elle ne conduit pas à une fixation des référents et retient les évolutions et les transformations sociales et culturelles réelles ou éventuelles. Ce processus atteste de l’existence de liens changeants et, en même temps, indissolubles entre tous les éléments qui la composent. La pluralité, fondement de la diversité, est la qualité d’un tout, d’une totalité qui contient et entremêle plusieurs unités ; elle est un fait de “collection” et, par un effet récursif, elle est intégrée à la définition de la collectivité qui en ressort. En relèvent les représentations de la nation, du peuple, du corps social. Celles-ci ne sont pas construites suivant des mobilités psychosociologiques prétendument identitaires : elles sont élaborées à partir d’une conscience de l’intérêt commun ou dans le but du bonheur commun par delà les différences individuelles et collectives.
Le pluriculturalisme réfute donc tant l’institutionnalisation de répertoire des traits distinctifs auxquels devraient répondre les groupes ou les individus que la stigmatisation culturelle que sous-tendent toutes les thèses relatives à la différenciation minoritaire ou communautaire, linguistique, religieuse, ethnique ou nationalitaire. Il répond à une compréhension des relations interculturelles et intra-culturelles, c’est-à-dire dans la corrélation permanente des groupes de populations - sans appuyer la démesure de la tolérance qui renouvelle les formes d’ostracisme sous les couleurs didactiques du respect des différences. Composante dynamique des modes relationnels politiques et collectifs, le pluriculturalisme ne préconise pas de formes de juxtaposition de ces groupes ; il contribue ainsi, pour une part non négligeable, à un décloisonnement des référents culturels trop souvent dits identitaires.
Dans les sociétés démocratiques contemporaines, suivant la logique du pluriculturalisme, s’il existe des phénomènes de catégorisation des personnes, ils relèvent surtout de raisonnements juridiques, et les critères de différenciation sont posés de manière objective, notamment dans le champ économique et social. Les classifications ne sont pas établies à partir des considérations communautaires. La question sociale qui en est au centre soulève une autre problématique quant à la perception de la notion d’égalité ; n’étant pas basée sur la différenciation culturelle, elle permet, en excluant la fonction réparatrice de l’affirmative action et suivant une logique de compensation pour une atténuation des inégalités économiques, la mise en œuvre de mesures prises en faveur de personnes en situation de vulnérabilité économique et sociale indépendamment des appartenances culturelles, quelles qu’elles soient.
Le suffixe : -culturalisme
L’évaluation de la distance qui sépare le multiculturalisme du pluriculturalisme repose sur la connaissance des systèmes culturels et normatifs, par rapport au système juridique en vigueur dans un État donné - c’est-à-dire dans la conscience des entrecroisements entre systèmes de droit et cultures sociales. Si multiculturalisme et pluriculturalisme ont en commun une approche de la sphère culturelle, celle-ci diffère sensiblement selon la perception qui est octroyée à la culture et aux droits culturels. En quelque sorte, le sens du radical -culturalisme est renforcé par le préfixe multi- tandis qu’il est tempéré avec le préfixe pluri-.
Soit, confinant au “culturalisme”, la culture est pensée comme une donnée stable et immuable qui fixe et fige l’appartenance de l’individu à un groupe et la fonction attribuée aux droits culturels, en étant rattachée exclusivement à ce groupe, acquiert une dimension d’ordre communautaire (que d’aucuns diraient “collectif” [2]). Soit la “culture” est reconnue comme un processus continu et ininterrompu de construction sociale et la considération des droits culturels s’entend dans une perspective évolutive, se comprend dans le cadre de la théorie libérale et individualiste des droits de l’homme.
La première conception, d’ordre patrimonial, surestime l’héritage au détriment de la transmission des valeurs par la connaissance renouvelée de leurs milieux et environnements ; elle envisage la culture comme une sphère de socialisation résistante au changement. La culture est essentiellement repliée sur et dans le groupe, et si l’absence de toute relation avec d’autres groupes ou cultures n’empêche pas toute évolution, celle-ci demeure bloquée sur les racines du groupe et enserrée dans ses seules références, suscitant des formes d’expression des appartenances en termes de sentiments, sources de frustrations et de crispation identitaire. Dans le cadre des sociétés démocratiques contemporaines, elle induit peu à peu une considération positive d’un “différencialisme culturel” [3].
La seconde approche exclut toute disjonction entre les droits dont les individus sont titulaires : droits civils et politiques, droits économiques et sociaux et droits culturels forment un ensemble indivisible. Cette perception de la culture conduit à une amplification de la garantie des droits de l’homme et des libertés fondamentales par les pouvoirs publics contre la pression sociale des groupes. L’objectif est de protéger tout individu des phénomènes de dépendance et des comportements de soumission que suppose l’enfermement dans une seule et unique sphère de socialisation [4].
La saisie des notions de “différence” et de “culture” dépend toutefois des lieux et des moments de leur énonciation. Admettant que doivent être présumées certaines nuances complémentaires, la première approche répond à la logique du multiculturalisme. Toutefois, « en tant que concept, le multiculturalisme ne décrit pas la simple présence et la cohabitation d’une pluralité de cultures dans n’importe quel espace démocratique. Ce serait le prendre pour un concept descriptif. Ce qu’il n’est pas. La seconde approche en appellerait alors au pluriculturalisme.
Toute interrogation sur une distinction entre multiculturalisme et pluriculturalisme ne peut contourner la problématique relative au différencialisme culturel, ce qui met en jeu le fondement de la philosophie des droits de l’homme : l’égalité [5]. Il apparaît que le multiculturalisme conduit à des catégorisations sociales “discriminantes” fondées sur des mécanismes de reconnaissance des différences culturelles. Or, dès lors que la notion de différence influence la pensée juridique et pénètre les discours du droit, se pose la question de la « révision interne de la conception du libéralisme politique et du républicanisme » [6] dont est porteuse l’idée de multiculturalisme puisqu’elle la situe par rapport à des traits prédéterminés et non par rapport à des conditions juridiques délimitées. La notion de différence contredit la fonction de l’égalité. Cependant, cette opposition est artificielle et induit en erreur puisque l’égalité n’a pas pour effet d’effacer les différences : en droit, l’égalité ne s’entend que dans la différence ; l’égalité n’est pas l’uniformité [7].
Schématiquement, dans une société multiculturelle, lorsque les discours juridiques évoquent une notion de “groupe culturel”, ce groupe est entendu comme constituant une totalité en lui-même (communauté culturelle dont les attributs peuvent être variés, allant de l’attachement à un courant religieux à la considération de modes de vie traditionnels) tandis que dans une nation pluriculturelle, il est interprété comme une unité “intégrée” dans un ensemble social global ou déterminé à l’échelle des systèmes juridiques considérés (communauté politique). Les fondements et les concepts sous-jacents à la gestion de la diversité culturelle diffèrent ensuite : le multiculturalisme s’attache aux logiques de la (non)discrimination et le pluriculturalisme demeure ajusté au principe d’égalité.
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(à suivre...)
[1] V. M. Wieviorka (dir.), Une société fragmentée ? Le multiculturalisme en débat, Paris, La Découverte, 1996
[2] V. par ex., T. Berns (dir.), Le droit saisi par le collectif, Bruxelles, Bruylant, Droits, territoires, cultures, 2004.
[3] V. par ex., J.-F. Bayart, L’illusion identitaire, Paris, Fayard, 1997.
[4] V. avis CNCDH du 18 novembre 2004 sur le projet de loi relatif à la lutte contre les propos discriminatoires à caractère sexiste ou homophobe : « ... la CNCDH entend rappeler l’importance primordiale de l’universalité des droits de l’homme, qui transcende, sans les nier, les différences entre les êtres humains. (...) Parce que c’est l’être humain en tant que tel, et non en raison de certains traits de sa personne, qui doit être respecté et protégé, la CNCDH émet des réserves sur la multiplication de catégories de personnes nécessitant une protection spécifique... »
[5] Pour rappel : art. 1er Tous les êtres humains appartiennent à la même espèce et proviennent de la même souche. Ils naissent égaux en dignité et en droits et font tous partie intégrante de l’humanité. 2./ Tous les individus et tous les groupes ont le droit d’être différents, de se concevoir et d’être perçus comme tels. Toutefois, la diversité des formes de vie et le droit à la différence ne peuvent en aucun cas servir de prétexte aux préjugés raciaux ; ils ne peuvent légitimer ni en droit ni en fait quelque pratique discriminatoire que ce soit, ni fonder la politique de l’apartheid qui constitue la forme extrême du racisme. 3./ L’identité d’origine n’affecte en rien la faculté pour les êtres humains de vivre différemment, ni les différences fondées sur la diversité des cultures, du milieu et de l’histoire, ni le droit de maintenir l’identité culturelle. 4./ Tous les peuples du monde sont dotés des mêmes facultés leur permettant d’atteindre la plénitude de développement intellectuel, technique, social, économique, culturel et politique. 5./ Les différences entre les réalisations des différents peuples s’expliquent entièrement par des facteurs géographiques, historiques, politiques, économiques, sociaux et culturels. Ces différences ne peuvent en aucun cas servir de prétexte à un quelconque classement hiérarchisé des nations et des peuples.
[6] Expression de L. K. Sosoe, “Multiculturalisme, démocratie et diversité humaine”, dans L. K. Sosoe (dir.), Diversité humaine. Démocratie, multiculturalisme et citoyenneté, Québec, L’Harmattan / Presses de l’Université Laval, 2002.
[7] V. G. Koubi, “Egalité, inégalités, différences”, dans Y. Michaud (dir.), Egalité et Inégalités, Odile Jacob, Université de tous les savoirs, 2003, p. 117.