Le 4 juillet 2012, par Geneviève Koubi,
L’institution de services dématérialisés ou de téléservices a nécessairement pour conséquence la création de traitements automatisés de données à caractère personnel. La liaison entre l’un et l’autre semble pourtant ne plus susciter de réactions spécifiques de la part des ’fichés’ qui, selon les cas, sont dits ’bénéficiaires’ ou ’usagers’.
Les usagers seraient-ils les utilisateurs du téléservice associé ou les attributaires de la prestation correspondante ? Les deux ? Ou bien ou l’un ou l’autre.
La conjonction entre fichier et téléservice peut prendre plusieurs formes. Car, le plus souvent, ce type de conjonction incite à la création d’un "compte personnel" pour l’accès au téléservice [1], ce qui suppose la création d’un autre fichier lequel s’avère en fait indispensable ... pour la consultation éventuelle d’un autre fichier !!
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Au Journal officiel du 4 juillet 2012, a été publié un arrêté du 18 mai 2012 portant autorisation de traitements automatisés de données à caractère personnel relatives au service dématérialisé de l’alternance mis à disposition des usagers [2]. L’intitulé de cet arrêté intrigue d’emblée dans la mesure où il use du terme "usager" ; la question devrait être posée quant à la définition de ce service, quant à la qualité du service considéré, quant à la délimitation de la nature de la prestation, - ce qui exigerait de se saisir de la qualification donnée au lien entre le ’service dématérialisé de l’alternance’ et l’utilisateur de ce service par rapport à ceux qui bénéficieraient des contrats d’alternance.
Il est alors nécessaire de se pencher sur les informations délivrées par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) dans sa délibération n° 2012-140 du 2 mai 2012 portant avis sur un projet d’arrêté relatif à la création d’un téléservice de l’administration dénommé « service dématérialisé de l’alternance » ayant pour finalité de faciliter la conclusion et la gestion des contrats en alternance [3]
Le service dématérialisé de l’alternance, un téléservice ?
L’institution de ce service dématérialisé découle de la loi n° 2011-893 du 28 juillet 2011 pour le développement de l’alternance et la sécurisation des parcours professionnels.
L’article 4 de cette loi dispose : « Il est créé un service dématérialisé gratuit favorisant le développement de la formation en alternance. Ce service vise notamment à faciliter la prise de contact entre les employeurs et les personnes recherchant un contrat en alternance, en complémentarité avec le service prévu à l’article L. 6111-4 du code du travail, à les aider à la décision grâce à des outils de simulation et à développer la dématérialisation des formalités liées à l’emploi et à la rémunération des personnes en alternance. / Les chambres consulaires et les organismes collecteurs paritaires agréés pour recevoir les contributions des entreprises au financement des contrats ou des périodes de professionnalisation et du droit individuel à la formation participent, dans l’exercice de leurs compétences, à l’organisation et au développement de ce service. » [4]
Mais dans ce cadre, l’expression "service dématérialisé" remplace-t-elle celle de "téléservice" ? Pas vraiment [5]. Pourtant, la CNIL relève explicitement que le téléservice en cause se voit dénommé "service dématérialisé de l’alternance".
Ce téléservice a pour particularité de mettre à la disposition des entreprises comme des particuliers un ensemble de services destinés à « - faciliter la conclusion des contrats en alternance ; - améliorer la qualité du service rendu aux usagers ; - faciliter le traitement et la prise en charge des contrats par les organismes concernés ; - faciliter l’élaboration des traitements de données statistiques anonymes ; - mettre en cohérence les réseaux d’information déjà existants ; - faciliter le traitement des versements des aides à l’alternance... » (art, 1er Arr. 18 mai 2012). La CNIL explicite ces finalités : « Plus précisément, le "service dématérialisé de l’alternance" doit permettre de délivrer des informations quant à l’alternance et aux droits et obligations en découlant, de simuler des revenus, d’enregistrer les demandes dématérialisées de personnes souhaitant conclure un contrat en alternance, de suivre l’instruction d’une demande ainsi que la décision administrative associée et, enfin, d’assurer des liaisons dématérialisées entre l’administration et ses partenaires par l’intermédiaire d’interconnexions de fichiers. »
Les interconnexions de fichiers
La question des "interconnexions de fichiers" devait donc être examinée.... afin de les valider ! Elles sont dites "légitimes au regard des finalités poursuivies".
Ainsi la CNIL observe « qu’il est envisagé d’interconnecter des fichiers de la DGEFP avec ceux de l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS) pour calculer des cotisations et des aides dues aux employeurs, d’une part, ainsi que des fichiers de la DGEFP avec ceux de la caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV), pour enregistrer et valider les périodes travaillées des alternants, d’autre part. La commission relève qu’il est également prévu d’interconnecter des fichiers de la DGEFP avec ceux de l’Association générale des institutions de retraite des cadres (AGIRC) et de l’Association pour le régime de retraite complémentaire des salariés (ARCCO), afin d’enregistrer et valider les périodes travaillées des alternants. Ces interconnexions de fichiers permettront, en outre, de remonter vers les alternants une information complète sur leurs droits à la retraite, tant pour le régime général que pour le régime complémentaire. La commission observe que les finalités des fichiers interconnectés, qui relèvent de plusieurs personnes morales gérant un service public, ne correspondent pas à des intérêts publics différents au sens de l’article 25-I (5°) de la loi du 6 janvier 1978 modifiée. »
Ce schéma multiplie donc les croisements entre les traitements automatisés de données à caractère personnel et, à terme, pourront permettre de retracer les itinéraires professionnels de toute une catégorie de population, jeune et ’active’ bien que précaire.
En effet, l’arrêté du 18 mai 2012 prévoit, en son article 2, 2° que, pour ce qui concerne les bénéficiaires des contrats d’apprentissage et de professionnalisation, sont enregistrés : « - nom et prénom, adresse, sexe, nationalité, date de naissance, lieu de naissance, téléphone ; - dernière classe fréquentée, intitulé du diplôme le plus élevé obtenu, niveau de formation actuel, situation avant l’entrée en contrat, numéro d’inscription sur la liste des demandeurs d’emploi ; - nom et prénom, adresse et qualité du tuteur ou représentant légal ; - coordonnées bancaires dans le cadre du salarié mineur employé par un ascendant ; - reconnaissance de la qualification de travailleur handicapé, le cas échéant ; - numéro d’inscription au répertoire national d’identification des personnes physiques ». Or, jusqu’alors, le NIR devait strictement être hors de portée de toute interconnexion de fichiers. La CNIL s’attachait systématiquement à le rappeler.
En validant les interconnexions, la CNIL a, dans sa délibération du 2 mai 2012, autorisé, avec les réserves d’usage, la prise de connaissance du NIR par des acteurs différenciés : « S’agissant du traitement du numéro d’inscription des personnes au répertoire national d’identification des personnes physiques (NIR), la commission prend acte que cette donnée sera uniquement utilisée pour sécuriser les échanges électroniques et les rapprochements de données réalisés entre la DGEFP, d’une part, et les organismes de sécurité sociale et de retraite concernés (ACOSS, CNAV, AGIRC, ARCCO), d’autre part. A la lecture de l’article 4 du projet d’arrêté, la commission relève en effet que le NIR ne peut être utilisé, dans un premier temps, que pour transmettre par flux électronique des informations relatives aux contrats en alternance à des organismes autorisés à traiter le NIR à des fins d’identification des personnes dans le cadre d’une mission de sécurité sociale et de retraite et, dans un second temps, pour sécuriser la procédure de rapprochement des données qualifiées reçues de ces organismes. La commission prend acte que les autres destinataires des données du "service dématérialisé de l’alternance", mentionnés à l’article 5 du projet d’arrêté ne seront pas destinataires du NIR des alternants ».
Les articles 4 et 5 de l’arrêté du 18 mai 2012 justifient donc les interconnexions qui s’ensuivent en prenant comme point d’appui le NIR : - art. 4 : « Le service dématérialisé de l’alternance requiert, pour les apprentis ou les salariés, l’utilisation du numéro d’inscription au répertoire national d’identification des personnes physiques aux fins de transmettre aux organismes gestionnaires des branches du régime général de la sécurité sociale, par flux électronique, les informations collectées sur les contrats de professionnalisation et d’apprentissage (ACOSS et URSSAF, CNAV, AGIRC et ARCCO). En retour, ce numéro est requis pour sécuriser la procédure de rapprochement des données électroniques et qualifiées, reçues de ces mêmes organismes gestionnaires des branches du régime général de la sécurité sociale. » ; art. 5 : « Les données mentionnées à l’article 2, à l’exception du numéro d’inscription au registre, sont accessibles aux organismes gestionnaires des branches du régime général de la sécurité sociale sociaux mentionnés à l’article 4, aux chambres consulaires, aux organismes paritaires collecteurs agréés et aux organismes de formation, aux centres de formation d’apprentis, aux DIRECCTE et aux unités territoriales ainsi qu’à la délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle et à la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques, chacun pour ce qui le concerne. / Le cryptage de ces données intervient dans toutes les opérations de transfert. / S’agissant du NIR, cette donnée sera transmise aux organismes gestionnaires du régime général de la sécurité sociale de sécurité sociale mentionnés à l’article 4 au titre des échanges de flux d’information sur les contrats d’apprentissage et de professionnalisation. Il s’agit de permettre la mise à jour des cotisations et contributions sociales des entreprises employant des alternants ainsi que le calcul des droits ouverts au titre de la retraite pour les apprentis ou les salariés bénéficiaires desdits contrats. En retour, il faut permettre d’en tenir informés l’employeur, les apprentis ou les salariés. »
Les différents organismes, bureaux, services, etc. ne sont pas des usagers du téléservice, ils en sont des utilisateurs. Ils reçoivent communication des données traitées, ils exploitent donc les données ainsi récoltées.
l’usager du téléservice dit "service dématérialisé de l’alternance"
Outre le fait que pour tout téléservice, une distinction indispensable serait à expliciter entre usager et utilisateur [6], ce sont les conditions d’accès au téléservice dit "service dématérialisé de l’alternance" qui fait l’usager, si ce dernier se dote d’un "compte personnel".
En quelque sorte, la définition de l’usager d’un téléservice public s’étrécit autour de la création d’un compte personnel, or cette création ne peut avoir lieu que par le biais de la transmission de données à caractère personnel qui seule assure de l’ouverture d’un compte. A terme, il sera possible de penser que n’est usager d’un téléservice que celui qui y dispose d’un compte d’accès [7]...
L’article 3 de l’arrêté du 18 mai 2012 dispose : « La création d’un compte pour l’usager du service dématérialisé permet la saisie, l’enregistrement, la transmission et la conservation des données mentionnées à l’article 2. /Les données citées à l’article 2 sont transmises aux organismes compétents par l’intermédiaire du système informatique existant. /L’usager aura la possibilité de suivre sur le service dématérialisé de l’alternance la procédure administrative de son contrat et la réponse formulée, à chaque étape de la procédure, par les organismes compétents. Cette faculté de suivi s’étendra progressivement aux informations sur les droits ouverts pour le salarié et l’employeur, voire les charges associées pour ce dernier, relativement aux traitements réalisés par les organismes sociaux sur les données de ces contrats. /Les comptes créés en ligne sont automatiquement révoqués au-delà d’une période d’un an successive à la fin du contrat concerné sans aucune connexion en mode authentifié sur le portail et après l’envoi d’un message d’avertissement au titulaire du compte. »
Il y a derrière ces quelques dispositions le risque d’un redoublement des positions de subordination. En la matière, la distinction entre le bénéficiaire fiché et l’usager détenteur d’un compte est plus ténue : le bénéficiaire d’un contrat d’apprentissage, d’alternance, de professionnalisation doit passer par les téléprocédures que le téléservice propose pour connaître de son statut et de l’évolution de ce dernier. En même temps, il permet aux services administratifs d’assurer, un temps donné, le suivi de ses propres parcours.
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Ces positionnements de l’usager du téléservice à travers le compte personnel confirme d’une part la tendance générale à l’individualisation des prestations offertes par les services publics et d’autre part la tentation des administrations à s’impliquer dans le suivi permanent de ceux qui en auraient ’bénéficié’ - alors même que la logique de tout service public est d’assurer à chacun la jouissance et l’exercice d’un droit.
Admettant que cette personnalisation du service implique une dépersonnalisation de la personne elle-même du fait de l’écran que constitue l’ordinateur, du login et des mots de passe, il faut effectivement retenir que les données à caractère personnel enregistrées ne sont accessibles aux usagers qu’en ce qui les concerne directement - du moins, si les normes techniques relatives aux interopérabilités sont strictement respectées et que les sécurités des systèmes sont appliquées ; donc si aucun dysfonctionnement n’interfère.
Dès lors, il serait absurde de s’illusionner : les téléservices publics ou administratifs ne sont pas conçus pour une amélioration du statut d’usager d’un service public mais bel et bien pour une facilitation des tâches et de fonctions dont sont investies les organismes publics ou les autorités administratives...
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[1] A l’image du compte "mon.service-public.fr" : v. G. Koubi, « Une plate-forme sur internet : mon.service-public.fr », AJDA 2011, p. 2453 ; v. dans une orientation générale, L. Cluzel-Métayer, « Procédures administratives électroniques (§ 41 à 43) » , Juris-Classeur Adm., Fasc. 109-24.
[2] p. 10981.
[3] JO 4 juill. 2012, demande d’avis n° 1549192.
[4] De fait, la dynamique enclenchée par les politiques publiques menées durant le précédent quinquennat ne peut en effet être remise en question sans coup férir.
[5] Pour un prochain approfondissement de la question, v. l’appel à contribution initial : Colloque "Les téléservices publics". CERSA, 15 et 16 novembre 2012, le programme définitif du colloque sera diffusé dès le mois de septembre 2012.
[6] Étude en cours...
[7] - ce qui risque d’accentuer sa position d’assujetti.